C'est un véritable tsunami juridique qui va, dès que totalement appliqué
dans les semaines qui viennent, assurément transformer en profondeur
certaines vieilles pratiques d'établissements bien connus et
représentatifs de l'horeca bruxellois. Dans le colimateur de l'ONSS
et de la Justice depuis de nombreux mois pour « travail
dissimulé », une liste conséquente de « bistrots
branchés » du Centre-Ville, de Saint-Gilles et d'Ixelles qui
pratiquent le « service au bar » vont en effet devoir se
mettre au plus vite en conformité avec de toutes nouvelles règles
régionales, sous peine de lourdes sanctions. A chaque entrée dans
l'établissement à des fins de consommation, le client se verra
ainsi remettre un CDD « d'assistant serveur ». Regarder
le menu debout, aller commander au bar, attendre la commande, la
porter à table, se lever pour payer, rapporter sa vaisselle et jeter
les déchets, voilà autant d'actions qui seront désormais comptées
comme du service et donc rémunérées.
« Ca
sera un petit peu compliqué au début, nous a expliqué un
représentant du Ministère des Classes Moyennes qui préfère rester
anonyme, mais comme nous avons déjà beaucoup de fonctionnaires qui
passent énormément de temps dans ces établissements durant leurs
heures de travail, ceux-ci pourront toujours aider l'usager dans ces
nouvelles démarches administratives et bien lui expliquer comment
compter et prester ses heures. Le chômeur, par exemple, ne devra
jamais oublier de noircir une case de sa carte de pointage à chaque
fois qu'il va dans ce genre d'endroits et, surtout, d'exiger un C4 à
la sortie. Sans quoi, il risque de perdre tous ses droits. Dans le
même ordre d'idée, c'est au travailleur indépendant de décider
comment déclarer sa prestation d'assistant serveur : il peut
facturer le temps qu'il a pris à commander sa salade et son café
comme relevant de la consultance mais il perdrait alors la
possibilité d'utiliser la souche TVA à son compte ou de faire
passer cette salade et ce café consommés à titre personnel pour
des frais de représentation. Le public n'a pas à s'inquiéter. Le
mot clé de l'année 2014 en Belgique est « confiance »
et nous sommes nous aussi dans une démarche très positive. Nous
éditerons d'ailleurs à la rentrée une brochure explicative pensée
par et pour les habitués de ce genre d'établissements, puisqu'outre
nos fonctionnaires, on y trouve aussi beaucoup de graphistes
désoeuvrés qui ont été très heureux d'être mis à
contribution. »
Du
côté de la clientèle des établissements où la mesure est déjà
d'application, c'est l'étonnement. . Jérémy, 24 ans, assistant de
production, l'accueille avec joie, nous affirmant que "ça fait
trois ans que je suis malgré moi serveur à Flagey et c'est de la
véritable exploitation. Tous les vendredis, je me tape minimum 6
fois 22 minutes de file pour avoir une bière premier prix à 3
euros, que je dois en plus amener à table et c'est un véritable
travail d'acrobate quand il y a des tournées et plein de monde. Il
était temps que cela soit reconnu comme un vrai travail. »
Chercheur universitaire, David, 37 ans, accueille lui aussi très
positivement la mesure. « On ne parle pas assez de la pénibilité
des brunchs du dimanche. C'est bruyant, bondé, mal aéré et il faut
souvent partager sa table avec des assistants-parlementaires Ecolo.
Rémunérer celui qui porte les plateaux de pancakes à sa petite
famille, c'est une mesure très décente, même si ce n'est qu'un
début. Je pense en effet qu'en soirée et le dimanche, on devrait
être rémunérés à 150%, comme cela se fait ailleurs. »
Mireille, 52 ans, reste quant à elle plus circonspecte :
« C'est strictement cosmétique, ce truc. On est certes payés,
pas bien d'ailleurs, mais où sont l'assurance-maladie et le pécule
de vacances ? Puis-je sinon être renvoyée pour faute grave si
j'apostrophe vertement quelqu'un qui me dépasse dans la file, hein ?
On sait aussi très bien qu'il y a un uniforme informel pour les
employés de ce genre d'établissements. Or moi, je n'ai aucune envie
de me tatouer et de me percer les lèvres, encore moins de parler aux
gens avec un accent et un dédain typiquement français ! »
Gérant
dans une grande enseigne horeca de Flagey depuis 2008, Nicolas reste
lui aussi plutôt méfiant : « Nous avons accepté sans
broncher l'interdiction de fumer à l'intérieur, la limitation du
volume de la musique et les heures de fermeture drastiques imposées
par les autorités. Là, je trouve quand même qu'on dépasse les
bornes. Ce n'est pas un secret que nos clients sont des gros cons et
je n'ai que peu envie d'engager des gros cons, même pour 20 minutes.
Franchement, je pense que nous allons carrément abandonner le
service au bar et recommencer à engager du personnel qui sert à
table, sans quoi on va bien aussi finir par attirer toute la misère
du monde, du genre l'un ou l'autre illégal qui espère gagner un peu
d'argent en faisant la file à la place des petites vieilles, des
feignasses et des chômeurs qui ne veulent pas noircir leur case. Le
vrai problème, c'est qu'à Bruxelles, il n'y a plus que des vieilles
serveuses de 40 ans qui veulent bien porter des plateaux et sont
capables de le faire sans renverser, tout ça en travaillant debout
8 heures d'affilée sans recourir à la cocaïne ou au MDMA. Je suis
désolé mais ce genre de ringardes connaissant leur métier, c'est
très mauvais pour l'image de notre établissement ! »
Les
cafés branchés abandonnant « le service au bar » ne
seront évidemment plus concernés pas la mesure, nous a-t-on assuré
au Ministère des Classes Moyennes. Par contre, pour éviter une
concurrence déloyale envers leurs pairs, ils devront alors se mettre
en conformité avec les autres établissements de leur catégorie,
c'est-à-dire louer ou installer des jeux de fléchettes et un bingo
et servir à la pompe de la « vraie bière », produite
par les brasseurs historiques du pays. « Ca paraît autoritaire
et même kamikaze, mais cela ne relève que du bon sens », nous
a affirmé notre contact au Ministère, avant de fermer boutique,
parce que bon, il était tout de même 15h47, un vendredi à quelques
jours du 1er août.
Chronique publiée sur le site du Focus Vif dans le cadre de la série Sortie de Route (S03E39) et écrite en collaboration exceptionnelle avec le Professeur Jong du blog Le Gastroscope.
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