J'ai
un rapport ambivalent aux étiquettes musicales. Quand il s'agit de
distinguer le rock du jazz ou la house de la techno, je les trouve
bien entendu nécessaires. Par contre, je ne vois aucun intérêt à
la création de sous-genres, surtout quand ils sont aussi abscons que
le laptronica, la vaporwave, le mombahcore, l'aggrotech ou la skweee
(je n'invente rien, tous ces exemples
sont tirés de Wikipédia).
On attribue souvent la création de ces sous-genres aux journalistes
spécialisés, surtout anglais, pour qui ce serait une manière de
vendre des articles sur des artistes qui n'auraient sinon que très
peu de chances de percer (« watch out for mombahcore, the new
musical revolution ! »). C'est en partie vrai mais pour
qu'une proposition de sous-genre musical soit adoptée par le public,
il faut que les gens y trouvent un imaginaire, une valeur
identitaire, un moyen de se l'approprier pour se différencier
d'autres amateurs de musiques vus comme moins éclairés qu'eux. J'en
ai fais l'expérience directe. En 1996, dans un billet d'humeur sur
le groupe dEUS et ses suiveurs aux violons grinçants, j'avais
proposé dans le magazine RifRaf de cataloguer toute cette vague
belge de rats de médiathèques comme relevant de la « frite
pop ». Le terme n'a pas pris du tout : trop moqueur, trop
dénigrant. Il n'honorait pas ce style à la fois tarabiscoté et
accessible, plutôt prétentieux, générationnel aussi, apparu alors
que les poids lourds du rock belge des années 80 commençaient tous
à sérieusement pédaler dans le waterzooi.
Contrairement
à ce trop snullesque « frite pop », Deep House, ça,
c'est par contre une étiquette vraiment parfaite, pas de moi,
celle-là. A Bruxelles, elle colle à la nuit depuis plus de 20 ans
(le Vaudeville, le Fool Moon, tout ça...) et il n'y a vraiment pas
de raison qu'elle s'en détache dans les années qui viennent ;
désormais utilisée à toutes les sauces, à tort et à travers. Le
terme remonte à 1988, à la ressortie de Can You Feel It, un morceau
de Larry Heard, publié sous le pseudonyme de Mr. Fingers deux ans
auparavant. Autodidactes, la plupart des pionniers de la house-music
chipotaient alors leurs machines un peu au hasard mais Heard traînait
lui un véritable bagage musical. C'est un batteur de sessions qui
jouait de tout, aimait le jazz fusion, le rock abstrait, Yes, Rush,
Genesis et Black Sabbath. On peut tirer de ce fait un storytelling
intriguant. Can You Feel It apparaît en effet à un moment charnière
où d'un côté, nous avons une acid-house brutale, syncopée, plus
fonctionnelle que réellement artistique, fabriquée par des petits
loustics en roue libre et, de l'autre, une house-music proprette et
commerciale, voire même carrément putassière et déjà pervertie
par le mainstream. Heard et la deep, c'est alors la troisième voie,
celle du milieu. Un trip voulu plus profond, plus introspectif, plus
réfléchi, plus pur, plus adulte, plus musical. Une recherche de
respectabilité aussi, alors que la house originelle semblait très
fière de n'en avoir aucune et que celle qui cartonnait dans les
charts estimait l'avoir à partir du moment où ses tubes se
sifflotaient sous toutes les douches d'Europe.
La
deep-house n'a jamais vraiment cherché à dépasser son statut de
musique jetable, mais son public entreprit par contre de consolider
sa validité d'alternative culturelle durable. On lui prêta des
liens avec le jazz, le hip-hop et la soul, autant de musiques
crédibles, politiquement et socialement engagées. Alors que les
quelques textes de house-music des années 80 encourageaient surtout
à gober des drogues, à forniquer et, seulement le lendemain, à
défendre les intérêts de sa communauté, la deep valorisa très
vite la nostalgie et la tristesse, soit des sentiments généralement
considérés comme bien davantage nobles que le simple fun paillard.
La deep charrie un imaginaire surtout séduisant parce qu'acceptable.
La techno ou l'acid restent encore aujourd'hui perçues comme des
musiques plaisant surtout aux marginaux immatures et aux sauvageons
dégénérés mais la deep, elle, a tout pour plaire aux amateurs de
musiques afro-américaines et de jazz pas trop compliqué. Elle leur
fait croire qu'ils débordent de soul, qu'ils sont de grands
humanistes branchés droits civiques même quand ils pensent que Rosa
Parks doit être une choriste de Julien Jabre.
Entreprendre
d'apporter un supplément d'âme et la respectabilité à une
house-music jusque là soit très primitive, soit déjà trop
absorbée par le mainstream revient en fait à vouloir transformer du
tapage et de simples produits de consommation courante en
quelque-chose d'autre. Peut-être pas vraiment de l'art, mais
quelque-chose d'apprivoisé, de visible sans vraiment relever du
mainstream, de différent sans faire aussi peur que l'underground.
Dans le rock, on sait ce que ça donne : c'est ce qui sépare Bo
Diddley et Muddy Waters de Dire Straits, les Cramps de Machiavel, Joy
Division de Radiohead. C'est ce qui différencie une musique qui n'a
d'autre but que de foutre un joyeux boxon, d'amuser, de vous faire
valser les tripes, de celle portée par une prétention de
sophistication responsable, une volonté affirmée de parler aux âmes
et d'élever les consciences. Dans le cas de la deep-house, c'est
d'autant plus ridicule, que ce style reste sans doute, avec la
lounge, l'une des musiques électroniques les plus prévisible, les
plus confortable, les plus souvent fadasse, convenable, enfants
admis, passablement ennuyeuse, sans toutefois n'être jamais vraiment
gênante. Ni très compliquée à mixer, soit dit en passant.
Dans
la deep-house, tout n'est évidemment pas à jeter. Il se déniche
des pépites dans tous les styles, même dans le plus absurde des
sous-genres, comme le mombahcore. A échelle locale, notre principal
problème avec la deep, qu'évoquait déjà un peu la
chronique de la semaine dernière,
c'est qu'à Bruxelles, elle a trop tendance à se faire trop visible,
trop audible, depuis trop longtemps. Ce fut un moment une musique
militante, habitée, mais aujourd'hui, le terme désigne surtout une
house-music principalement inoffensive. C'est devenu un fourre-tout
plus qu'un véritable genre musical, qui relève du générique et du
produit blanc, qui rassure désormais un public pas très curieux, ni
très ouvert, qui plaît aux directions artistiques pas très
aventureuses, qui se joue par des deejays qui en sont soit à leurs
premiers chipotages faussement adroits sur des logiciels de mixs,
soit sont devenus des fonctionnaires des platines ayant perdu depuis
bien longtemps toute envie d'innover, de surprendre, de propager un
peu d'utopie et de rébellion. On y reviendra toujours, c'est la
bande sonore parfaite d'un clubbing tout simplement petit-bourgeois,
giscardien ou poumpidoulesque comme le disait il y a quelques années
Technikart de la nuit parisienne, qui s'était perdue dans la même
impasse. Après tout, si confortables et bien rembourrées, les
pantoufles aussi, c'est très deep.
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