L'espace
public, bien universel, peut-il être privatisé, même
temporairement ? Cette question a été posée par Ecolo au
Conseil Communal d'Ixelles, le 18 septembre 2014, suite à
l'occupation de la Place Sainte-Croix durant plusieurs jours et
plusieures soirées par une installation publicitaire pour la
nouvelle voiture Smart, action promotionnelle dont on avait déjà
ici eu l'occasion de ricaner,
il y a tout juste deux semaines. Ce n'est bien sûr pas un hasard que
je reparle de ça justement aujourd'hui, alors que Mobistar mobilise
ce lundi la Grand-Place de Bruxelles, le temps d'y laisser couiner
Lady Gaga et Tony Bennett.
Là aussi, Ecolo, Marie Nagy cette fois,
hurle à la privatisation de l'espace public. C'est également le cas
d'une partie de Facebook et ce dimanche, dans On Refait Le Monde, le
club d'éloquence pour enfonceurs de portes ouvertes organisé chaque
semaine par RTL-TVI, le journaliste Michel Henrion s'échauffa
tellement à ce sujet qu'il en vint à comparer la location
de
places et de rues à des entreprises privées à l'installation de
mobilier anti-SDF autour de certains édifices ainsi qu'au
remplacement dans les gares des salles d'attente chauffées par des
tavernes où consommer est obligatoire. Ce qui nous éloigne tout de
même considérablement de Lady Gaga, qui, avec ses robes en steaks,
aurait plus tendance à se faire sauter dessus par des SDF la
fourchette en avant qu'à les faire fuir.
La
Place Sainte-Croix, l'autre soir, j'y étais, moi, et ce que je peux
dire, c'est que ce n'était pas fermé, pas payant, pas fliqué, pas
vraiment privatisé. Il y avait bien du personnel de sécurité privé
mais les gars semblaient surtout chargés de veiller à ce que
personne ne vienne embêter les deejays ou tagguer une tuture
exposée. Les gens allaient et venaient sinon à leur guise. On ne
les obligeait même pas à commander leurs boissons aux stands des
sponsors liquides et d'ailleurs, beaucoup avaient ramené leurs
provisions personnelles du supermarché. Bref, ce n'était rien de
plus qu'une soirée DJ gratuite, comme il existe des concerts
gratuits. Une kermesse. J'ai trouvé ça de très mauvais goût,
particulièrement bourrin et oui, l'overdose publicitaire était
particulièrement dérangeante. Restons toutefois réalistes, même
si poujadistes. Les représentants politiques, même Ecolo, sont-ils
vraiment bien placés pour critiquer la publicité intrusive et le
mauvais goût marketing quand on voit ce que l'on se coltine en
période électorale comme propagande tartignolle, slogans à la con,
photos ringardes, tracts en Comic Sans, petits ballons gonflés à la
promesse sans lendemain et autres bagnoles repeintes aux couleurs
primaires de certains candidats ?
Lady
Gaga et Tony Bennett, c'est autre chose, certes. Pour le coup, la
Grand-Place sera à priori vraiment fermée et fliquée. On ne pourra
pas y circuler librement, se droguer, pisser tranquillou. Mais est-ce
vraiment si scandaleux ? Le Brussels Summer Festival et
l'Ommegang fonctionnent eux aussi sur ce principe de confiscation
momentanée de l'espace public, tout comme pléthore de festivals
urbains. On transforme un espace public en cadre d'exception, à
l'accès momentanément payant ou conditionné. C'est du commerce et
ça me semble même plus démocratique et populaire, haha, que
l'Ommegang, ce carnaval pour vieux noblions et autres 1% tout
spécialement descendus de Knokke-Le-Zoute en chaises à porteurs.
N'oublions pas non plus que c'est un tournage, cette affaire Gaga.
Pourquoi refuserait-on la Grand-Place aux Américains le temps d'un
clip, même longuet, alors que si les Frères Dardenne ou Jaco Van
Dormael en demandaient la location, l'entièreté du spectre
politique proposerait probablement de complètement l'asphlater,
histoire que Marion Cotillard ne se prenne pas le talon entre deux
pavés branlants ?
L'invasion
publicitaire et le sponsoring à outrance sont des thèmes récurrents
de cette rubrique, parce que la nuit reste très permissive à leur
égard ; que pas mal de soirées, y compris de très bonnes, en
dépendent aussi. Je me considère comme un ennemi acharné des nazes
communiquants mais je ne pense toutefois pas que la politique doit se
mêler de notre combat. Résister à l'invasion publicitaire n'est
pas une affaire de régulations. Il faut se montrer teigneux, frapper
pour avoir, là où le marketing se montre le plus faible, le plus
pétochard : au niveau de la réputation. L'invasion
publicitaire se repousse à coups de massacres critiques, de grosses
rigolades, de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux, de
parodies, de lettres d'insultes aux marques, de détournements à la
Banksy. En en prenant plein la gueule, ce n'est que comme ça que la
pub s'adapte, se fait plus créative, plus maline, moins intrusive,
en revient à ce qu'elle est parfois, quand il lui arrive de vraiment
travailler : une forme d'art. Avons-nous vraiment besoin dans ce
cadre de joyeuse guérilla de gens très sérieux qui dénoncent la
confiscation et la privatisation de l'espace public quand c'est des
bagnoles, des deejays, la téléphonie mobile et le showbizz yankee
qui font les kékés sur des lieux de passage mais applaudissent par
ailleurs la journée sans voiture et les picnics devant la Bourse,
formes de main-mise sur la ville pourtant tout aussi polémiques,
arbitraires et discutables ? Olé.