Vendredi
après-midi, j'ai été voir Eden à l'UGC-Toison d'Or. Nous étions
quatre dans la salle : un grand type au regard mauvais habillé
tout en bleu, peut-être un flic de la BSR nostalgique de ses années
house-music passées à infiltrer les discothèques à la recherche
de consommateurs d'ecstasy à prendre en flag ; une fan typique
de cinéma français (la trentaine finissante, les lunettes de
vieille, les cheveux courts, le pull beige...) ; un clochard en
vieil anorak tâché de gras, et moi. Je m'avance peut-être mais, de
ce lot improbable, je pense avoir été le seul à capter la moindre
allusion balancée dans le film et même à connaître,
indirectement, via Facebook, ou dans le cadre du boulot, certaines
des personnes dont les acteurs jouent le rôle.
Vu que ça fait ce
mois-ci exactement 20 ans que j'écris sur la house, la techno et la
plupart des sous-cultures qui en découlent, il n'y a à priori pas
de quoi pavoiser, ce serait même plutôt normal. Sauf qu'Eden n'est
pas un film générationnel sur ce vaste sujet rassembleur qu'est la
French Touch, c'est le biopic de Sven Löve (dont j'ignorais
totalement l'existence), l'organisateur des soirées Cheers (pareil),
un fan absolu de garage-house (rien à foutre), un pilier des soirées
Respect du Queen (vu de loin) ainsi qu'un bon pote à David Blot, de
Radio Nova ; ce même David Blot qui a aussi scénarisé Le
Chant de la Machine, bédé aussi culte que peu vendue à laquelle
sont faites de très nombreuses allusions dans le film (total
respect, là, par contre !). C'est surtout ça qui m'a troublé :
ce nombre insensé de références uniquement compréhensibles par
une poignée d'initiés, peut-être même pas 3000 dans toute la
francophonie. L'aspect tribal d'un film qui a pour sujet un
microcosme tellement spécifique qu'il n'y avait à priori aucune
chance pour que l'on retrouve un jour cette affaire sur un écran
autre que celui d'Arte, en troisième partie de programme. A
équivalent belge, c'est comme si alors que tout le monde s'attendait
à The Sound of Belgium, soit un documentaire nostalgique
vulgarisateur et fédérateur sur la new-beat, avait débarqué Out
Soon, une fiction pointue basée sur la vie du DJ Psychogene dans
l'underground techno bruxellois à 130 BPM minimum.
C'est
donc un parti-pris plus suicidaire que courageux pour un film de
cinéma international et, comme il
est dit sur Gonzaï,
il semble clair qu' Eden est « un OVNI voué à l'échec ».
Ce n'est d'ailleurs probablement pas un hasard que la bande dessinée
de David Blot et Matthias Cousin, le Chant de la Machine, occupe une
telle place dans le film. Eden pourrait en effet carrément être le
troisième volume de cette série avortée, sa suite jamais sortie
« pour cause de décès ». Le film reprend le ton de la
bédé, son ambiance et sa ligne directrice, ce mélange très émo
d'anecdotes réelles, de contexte bien retranscrit, d'inventions
poétiques et, surtout, d'amour quasi mystique pour la musique. Le
Chant de La Machine reste à mes yeux un véritable classique mais là
aussi, combien sommes-nous à véritablement l'aimer ? 500 ?
2000 ? Moins ? Dans la cave d'un soldeur du Boulevard
Lemmonier, à Bruxelles, cela fait des années qu'il traîne quelques
exemplaires de l'édition originale, les deux volumes de chez
Delcourt. Ils sont bradés 1€ pièce et personne n'en veut. Sans
doute parce qu'ils ne s'adressent fondamentalement qu'à très peu de
gens, rien qu'une tribu, une secte. Tout comme Eden, ces bouquins
sont moins des documentaires musicaux que d'énormes hugs à toute
personne ayant un jour vécu la musique électronique underground
dansante à fond et peu importe que celle-ci ait été de la garage,
de la techno, de l'electro, de la drum & bass ou la phase
dancefloor de New Order. N'importe qui s'étant un jour excité sur
un flyer, ayant choisi un beat d'usine sur ordinateur comme fondation
d'un morceau, ayant vécu une épiphanie en soirée dansante ou ayant
joué son propre track pour la première fois en public se reconnaît
dans Le Chant de la Machine, tout comme il devrait en principe se
reconnaître dans Eden.
Sauf
qu'Eden est un film qui n'est pas dénué de gros problèmes de
ryhtme, de direction d'acteurs (Félix de Givry, you suck!), de
montage, et que certains de ses dialogues sont franchement crétins.
A ma façon, à mon niveau, j'ai vécu un nombre assez incroyable de
scènes similaires à celles que l'on voit dans le film et pourtant,
je ne m'y suis pas reconnu. J'ai plutôt reconnu une version
théâtrale, karcherisée, proprette et coincée du fion de ce que
j'ai pu vivre et c'est malheureux, parce qu'une motivation
primordiale de ces années là consistait justement à se désinhiber,
à tester ses limites physiques mais aussi morales et sociales, à
essayer de devenir quelqu'un de moins banal, de moins bunkerisé, de
plus créatif, de plus coloré, de plus ouvert. On ne parlait pas
comme on parle dans le film, de façon si précise, marmonée ou
chuchotée. Au contraire, ça gueulait ferme et ça bredouillait un
maximum de conneries aussi, parce que l'alcool, les drogues, mais
surtout le plaisir d'être là, font fuser beaucoup d'imbécilités.
Je ne sais pas si c'est voulu ou si cela relève d'un hasard de
montage mais, dans Eden, on ne voit les personnages se marrer
qu'après avoir pris de la cocaïne. Le reste du temps, ils tirent le
plus souvent des tronches d'enterrement, s'engueulent, souffrent, et
quand ils font part d'un certain enthousiasme, musical surtout, ils
disent « c'est trop bien, ça » avec autant d'entrain
qu'au moment de se choisir une boîte de sardines au supermarché.
Je
ne retrouve donc pas dans Eden ce qui fut pourtant mon quotidien de
clubbeur des années 90, avec
ses
improbables et hilarantes histoires de schnouffe dignes d'un film de
Tarantino, les envolées lyriques à la Benoît Poelevoorde sur tout
et rien, les dragues et les pas de danse débiles, les disputes
tragiques finissant en fous rires, les afters devant des films bien
pires que Showgirls soudainement considérés comme géniaux ou
encore la recherche d'au moins 3000 façons créatives d'expliquer la
souffrance d'un lundi matin. En fait, j'ai le souvenir de moments
comparables à ceux que l'on voit dans les films anglais sur le
clubbing, comme Frankie Wilde, 24 Hour Party People ou Human Traffic.
Je n'ai pas toujours vécu ça en direct. Plutôt picoleur, je ne
touchais par exemple pas du tout à la drogue mais cela ne
m'empêchait pas d'évoluer dans un contexte favorable à l'éclosion
d'anecdotes bien chtarbées, drôlement marrantes, et JE SAIS qu'à
Paris, la situation était relativement similaire. C'est pourquoi
Eden m'ennuie. Cette timidité dans le propos, la propreté du film,
le fait que la plupart de ses anecdotes révélatrices sont coupées
juste au moment où elles deviennent vraiment intéressantes et/ou
vraiment drôles. Que la réalisatrice n'ait eu aucune envie de faire
de son film une énième comédie sur des gens « qui
exagèrent » est tout à son honneur mais d'un autre côté, au
bout du compte, Eden ressemble presque à un film d'entreprise sur le
monde de la nuit, basé sur un scénario qui essaye de faire croire à
tous ceux qui n'ont pas pleinement vécu ce genre de « parenthèse
enchantée » (bon endroit, bonne musique) que le clubbing des
années 90-2000 était plus insouciant et romantique que déconneur,
déglingué, fièrement débile, totalement régressif, et, souvent,
complètement irresponsable. Après, on me dira que nous sommes
belges et que le film parle essentiellement de Parisiens
hétérosexuels. Des gens pas rigolos du tout, nés pour se faire
chier. Ca me semble tout de même un peu facile, comme alibi.