Detroit,
la ville Blade Runner à l'ambiance Mad Max, a accouché il y a
environ 25 ans d'une utopie musicale un peu sectaire, un peu
prétentieuse, mais toujours génératrice de mystique : la
techno, cette nourriture de l'esprit qui ne cherche pas à vous
arnaquer. Ou si peu.
Detroit,
Michigan : la ville de tous les fantasmes. Ceux des urbanistes
du XIXème siècle d'abord, qui construisent des bâtiments baroques,
élégants, truffent le paysage d'espaces verts, rêvent d'un « Paris
du Midwest ». Ceux de l'industrie, automobile surtout, qui y
prospèrent durant une bonne cinquantaine d'années, de la fondation
par Henry Ford en 1904 de la Ford Motor Company à la fermeture de
l'usine Packard, en 1958. Durant cette première moitié du vingtième
siècle, Detroit est jolie mais polluée, riche mais mal gérée. Le
travailleur pauvre, noir, y débarque en masse, attiré par les
promesses du fordisme (salaire décent, foyer propret...) mais se
heurte à la réalité blanche, au mieux défiante, au pire adepte du
Ku Klux Klan, alors très présent à Detroit. La ville explose par
deux fois, en 1943 et en 1967, lors d'émeutes raciales à chaque
fois extrêmement violentes et destructrices, où les autorités
locales s'en remettent à l'armée fédérale pour rétablir l'ordre,
avant de dénombrer les morts, les blessés et les millions de
dégâts. Detroit y gagne une réputation de ville folle, dangereuse,
abandonnée à son inexorable déclin post-industriel. Lentement,
elle se vide littéralement de ses habitants, laisse décrépir ses
fameux bâtiments baroques. Son centre prend des allures de ville
fantôme. Le 18 juillet 2013, Detroit est déclarée en faillite,
avec une dette arrêtée à 18, 5 milliards de dollars. Le plus dur
fut la chute, pas l'atterrissage.
Pourtant,
culturellement parlant, ça brille là-bas. « Detroit,
écrit
ainsi Laurent Garnier dans Electrochoc, est
une marque de qualité. Des explorations jazz et rhyhtm & blues
jusqu'au funk futuriste de George Clinton, en passant par
l'expression de la colère chez le MC5 ou les Stooges et
l'inoubliable soul de Motown. Pour l'Amérique qui peine à se
souvenir, Detroit est un point lumineux dans la nuit culturelle de ce
pays. Pour les Européens, elle est un fantasme d'innovation, de
swing et de perfection. Et pour des gens comme moi, Detroit, c'est la
mère de la techno, la terre de douleur où le jazz, dernière grande
musique du siècle, est venu se muter en musique électronique. Car
la techno peut être vue comme le prolongement du jazz. De John
Coltrane à Derrick May, ce sont les mêmes obsessions: l'espace, le
temps, le groove et une infinie mélancolie. »
Dangerous
Liaisons
Le
fantasme se fait lyrique, la réalité est en fait nettement plus
banale. Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, les « founding
fathers » du mouvement techno, ne sont ni des zombies de ce
Centre-Ville à la Blade Runner si interpelant, ni des apprentis
gangstas, ni des pauvrets du ghetto. Au moment de se lancer dans
l'aventure musicale, ils habitaient Belleville, une banlieue
tranquille, principalement connue pour son Festival de la Fraise, où
vit une classe moyenne noire sans histoire, éduquée, pas rebelle
pour un sou. C'étaient des jeunes types rêveurs, amateurs de
science-fiction et de musique européenne. Dans Techno Rebels, le
journaliste Dan Sicko explique très bien cet engouement de beaucoup
de jeunes noirs de Detroit pour Kraftwerk, l'Italo-Disco et la
Synth-Pop à la Depeche Mode. Ces gamins, très simplement,
rejetaient la musique de leurs parents. Ils voulaient danser sur
autre chose que les stars soul de la Tamla Motown, ces gloires
locales pourtant absolues. Sicko cite quelques exemples de morceaux
qui retournaient les dancefloors des High School Parties de ce début
80 : Moskow Diskow des belges de Télex (et oui!), Los Ninos del
Parque des allemands de Liaisons Dangereuses, Problème d'Amour de
l'italien Robotnik ou encore Dirty Talk de Klein & MBO, italiens
eux aussi. En 1981, deux singles « Made in Detroit »
reprennent à leur compte ces recettes européennes : Shari Vari
par A Number of Names et Alleys of Your Mind de Cybotron. Deux tubes
locaux emblématiques d'un esprit local, branché synthés et SF,
joués jusqu'à l'usure dans les clubs mais surtout sur le show radio
de The Electrifying Mojo, un animateur aussi déterminant sur la
propagation de l'esprit techno originel que John Peel a pu l'être
sur le post-punk britannique ou Bernard Lenoir sur la musique
indépendante en France.
Techno
City
Outre
celui de Mojo, un autre show privilégiait beaucoup le mélange de
funk cosmique et d'imports européens synthétiques. Il était animé
par The Wizard, un jeune prodige du mix, techniquement surdoué, un
extraterrestre qui deviendrait plus tard une star des platines sous
son véritable nom de baptême : Jeff Mills. C'est toutefois la
courte carrière de Cybotron qui acte véritablement la naissance de
la techno. Ce groupe est principalement axé autour du jeune Juan
Atkins et de Richard Davis, un ancien du Vietnam qui se cache
derrière le pseudonyme cryptique de 3070. Ils enchaînent les tubes
à 10.000 exemplaires tout comme les batailles d'égos. Contrairement
à son comparse, Atkins entend en effet s'engager dans l'electrofunk,
un genre apparu à New-York quand Afrika Bambaataa et le producteur
Arthur Baker ont décidé de mixer le beat de Numbers à la mélodie
de Trans Europe Express, deux morceaux de Kraftwerk, pour ensuite
rapper par-dessus et cartonner dans les charts avec le résultat,
titré Planet Rock. Quelques groupes ont embrayé sur cette idée de
funk robotique, où priment les synthés : Mantronix, Newcleus,
The Egyptian Lover mais aussi, en quelque sorte, Prince, époque
Dirty Mind. Enter, le premier album de Cybotron, sort en 1983. Il
contient des tubes (Alleys of Your Mind, Cosmic Cars, Clear...) mais
aussi des voix et des guitares, beaucoup trop de guitares,
l'impardonnable tocade de Richard Davis, selon Atkins. Après encore
quelques singles, dont un Techno City emblématique, Cybotron
splitte. Sous le nom de Model 500 et sur Metroplex, son propre label,
en 1985, Atkins sort alors No Ufo's, déjà beaucoup plus techno
qu'electrofunk, dénué de guitare et, deux ans plus tard, le maxi
Goodbye Kiss de Eddie Flashin' Fowlkes, bombinette qui se vend par
pallettes entières, considérablement plus que tout ce que Atkins et
ses amis ont jusque là sorti. Renommé « Obi Juan »,
Atkins devient le père spirituel d'un mouvement encore sans nom,
associé à la house-music de Chicago mais nettement plus cérébral,
introspectif et mélancolique.
Les
Pet Shop Boys afro-américains
A
partir de 1987, les tubes se suivent pour les 3 amis de Belleville et
leurs labels respectifs (Outre le Metroplex de Atkins, il y a
Transmat pour Derrick May et KMS pour Kevin Saunderson). Sous le nom
de Rhythm is Rhythm, May balance en quelques mois le doublé Nude
Photo et Strings of Life, aujourd'hui considérés comme deux
monuments techno. Saunderson, accompagné par la choriste Paris Grey
et sous le nom de Inner City, torpille quant à lui littéralement
les charts européens avec Good Life et Big Fun, deux morceaux pop
désormais connus de tous. Ca ne leur ouvre aucune porte aux
Etats-Unis mais leur déroule le tapis rouge de ce côté de
l'Atlantique. En 1988, le service marketing de Virgin UK trouve
d'ailleurs un nom à cette musique qu'ils font, principalement
destinée aux clubs, Techno, et sous ce titre sort une compilation de
leurs oeuvres sur laquelle s'emballe complètement la branchitude
londonienne. Derrick May et Juan Atkins sont même approchés par
ZTT, le label de Trevor Horn, qui vient de passer 4 ans de folie et
de succès monstre avec Frankie Goes To Hollywood. Horn se montre
très désireux de s'embarquer dans le train des musiques
électroniques émergentes mais son deal est grotesque : transformer
Juan Atkins et Derrick May en Pet Shop Boys afro-américains. Il y a
énormément d'argent en jeu, c'est à deux doigts de se faire mais
ça tombe finalement à l'eau et ZTT marquera finalement la fin des
années 80 en signant l'acid-house intello des mancuniens de 808
State.
Malcolm
X meets Kraftwerk
Ce
flirt de la techno, qui a maintenant un nom, avec le mainstream n'a
duré que quelques mois. En 1991, Derrick May, Juan Atkins et même
Kevin Saunderson étaient tous retournés dans l'underground, si on
peut vraiment considérer comme undergrounds une bande de types qui
tournent pour ainsi dire chaque week-end devant des centaines,
parfois des milliers, de personnes dans les boîtes même pas
forcément les plus pointues d'Europe. Dans Electrochoc, Laurent
Garnier ne cite personne mais rappelle que ceux qui pouvaient espérer
tirer 500 dollars d'un dj-set d'une nuit à Detroit en exigeaient 15
000 pour prester deux heures en Europe. Les promoteurs anglais et
allemands adulaient Detroit mais c'était une relation sans amour,
avance Garnier, dénonçant un Far-West d'arnaques d'autant plus
minables que c'est un underground qui se gargarisait d'éthique. Dans
Der Klang Der Familie, Dr. Motte, l'un des organisateurs de la Love
Parade de Berlin, prend moins de pincettes quand il raconte texto que
Derrick May en personne lui a carrément volé un pressage test alors
qu'il tournait sur la platine. « Il l'a collé sous son bras et
s'est tout simplement barré de la boîte », avant de quelques
semaines plus tard sortir le morceau sur son label Transmat,
directement repris du vinyle allemand.
Underground
Resistance, au départ formé du duo Mad Mike Banks et Jeff Mills,
avant de virer véritable collectif, a sans doute au mieux
cristallisé l'utopie d'une techno pure et dure, alternative réelle
au monde pop. « Underground
Resistance portait un message de combat,
raconte Robert Hood dans Der Klang der Familie. C'était
à propos de Detroit, notre ville, avec son chômage de masse, son
épidémie de crack, ses reagonomics, les fermetures des usines
automobiles, la peur de perdre son job, les soucis que devaient
combattre les parents qui élevaient seuls leurs enfants. Mais
c'était aussi à propos de l'espoir de pouvoir se rebeller contre
tout ça et s'affirmer. Contre l'industrie de la musique, contre le
monde corporate qui veut nous dérober nos âmes. Nous avions une
attitude confrontationnelle : on ne fait aucun compromis. On ne
se laisse pas contrôler, on prend le contrôle. Malcolm X meets
Kraftwerk. »
Underground
Resistance marqua les consciences, pas qu'à Detroit et pas qu'un
peu. Aujourd'hui encore, c'est un modèle absolu, d'ailleurs moins
pour la qualité réelle de la musique que pour l'intégrité
présumée de ses collaborateurs. Underground Resistance n'est pas
qu'un son, c'est surtout une mystique, un idéal : celui d'une
techno qui nourrit l'esprit sans en jouer (« mindfood, not
mindfuck », selon la formule du journaliste britannique Matthew
Collin). Une idée de groove sans fin, parfois dur, parfois jazzy,
très imprégné de science-fiction et d'utopies bizarres au point
d'en paraître régulièrement abscon, voire même sectaire.
Aujourd'hui, plus de 25 ans après sa naissance, la techno semble
parfois embourbée dans ses dogmes et sa radicalité, son purisme un
peu vain, ses recettes qui n'étonnent plus toujours. Aux Etats-Unis,
cela reste un genre rebelle, l'antithèse même de cette Electronic
Dance Music qui cartonne à Las Vegas et dans les raves organisées
par Clear Channel. Une musique moins aimable, plus difficile que la
house, dont il faut appréhender certains codes et passer outre une
certaine prétention pour complètement l'apprécier. En Europe, le
genre reste toutefois adulé et générateur de mystique, surtout
dans des pays comme la Belgique et l'Allemagne, avec qui la scène de
Detroit a gardé des liens privilégiés, sans doute aussi baignés
d'un peu plus d'amour qu'il y a 25 ans.
Article publié le 3 octobre 2014 sur le site du Focus Vif