De
Laurent Garnier, Saint-Germain et Dimitri from Paris à David Guetta,
en passant par Daft Punk, c'est curieusement à Paris, que
l'industrie, les majors et les médias parviennent enfin à
transformer la house et la techno en nouvelle pop. De 1994 à 2001,
la French Touch bouleverse le milieu musical électronique
international, pas forcément pour un mieux, puisque préfigurant
aussi le boom EDM et la dance-music hyper-mainstream du Las Vegas des
années 2010.
Heureusement, le processus et le contexte donnèrent
aussi beaucoup de vigueur à underground toujours très vivace.
Music
Sounds Better With You
En
2014, la French Touch, cette house française des années 1994-2001,
reste un son qui tient du cliché. Cela se fabrique avec un bon tempo
disco, des basses
copiées ou volées du
groupe Chic, un gimmick vocal un peu triste, généralement une voix
black féminine qui répète inlassablement une même phrase tout au
long du morceau, ainsi
que des filtres. Beaucoup de filtres. Trop de filtres.
Usée jusqu'à la corde, cette
recette a fait les beaux jours d'une poignée de producteurs
parisiens, tous sincèrement
inspirés par la house de Chicago, qu'ils
aimaient naïvement, mais aussi tous très amusés à l'idée
d'imposer sur le marché une nouvelle pop. Le rôle des majors a en
effet été crucial dans l'explosion de ce courant musical. Dans
Electrochoc, Laurent Garnier rappelle
que ce sont les
gros labels, relayés par
les médias,
qui ont créé de toutes pièces la French Touch : « Lorsque
Emmanuel de Burretel, patron de Virgin France, signa les Daft Punk en
1996, il se donna les moyens de préparer l'émergence d'une house
française à l'étranger en bâtissant un solide réseau
d'exportation et en déployant des moyens financiers colossaux. Au
moment de la sortie de Homework, premier album des Daft Punk (en
1997, NDR), tout était
prêt pour une explosion internationale. La presse française
s'empara de cette scène, qui incarnait une facette présentable et
pop de la musique électronique. »
On
connaît la suite. La French Touch fut une période d'euphorie
festive et commerciale, où tout ce qui ressemblait de près ou de
loin à Daft Punk (quelques fois sur les conseils de Thomas
Bangalter, d'ailleurs) et pouvait s'estampiller French Touch se
voyait signé et correctement promotionné : Etienne de Crécy,
Alex Gopher, Kojak, I:Cube, Modjo, Bob Sinclar, Cassius et même Air
et Phoenix, deux formations pop qui ne doivent pourtant pas
grand-chose à la house de Chicago. Le succès, d'ordre
générationnel, fut un véritable raz-demarée. La qualité musicale
reste par contre discutable. La French Touch démarre avec des
disques plutôt bons (La Funk Mob sur Mo Wax, l'album Pansoul de
Motorbass...) mais s'achève assez lamentablement, avec des singles
aussi putassiers que Lady de Modjo ou One More Time de Daft Punk.
Interviewé dans le magazine Voxer en 2006, Pedro Winter, ancien
manager des Daft, reconnut d'ailleurs lui-même que ce One More Time
de 2001 tenait bien davantage de « la musique pour campings »
que de l'hommage bien senti à la house-music.
Ce
qui tua la French Touch ne fut pas le changement de mentalités qui
suivit les attentats du 11 septembre, cet alibi plus que parfait. Le
public s'est tout simplement lassé des recettes faciles. La
production s'est essouflée au point que Cassius, par exemple, a mis
plusieurs années à retrouver une pertinence artistique alors que
d'autres (Modjo, DJ Cam, Kid Loco...) ont tout simplement été
balayés du paysage. Le début des années 2000 voit aussi
l'émergence d'une nouvelle génération plus rock, qui aime The
Strokes et The Libertines, le hip-hop vigoureux et de l'electro qui
doit plus à la new-wave qu'au disco. Ce n'est pas un hasard que
lorsque la French Touch n'en touche plus une, commencent à décoller
Miss Kittin, The Hacker, Terrence Fixmer et Blackstrobe, des artistes
français électroniques plus sombres, moins faciles, plus rock dans
l'esprit, moins désireux de se compromettre, aussi.
Acid
Eiffel
En
1989-90, lorsque Laurent Garnier rentre à Paris après quelques
années passées en Angleterre, les Français sont loin de se douter
qu'ils vont un jour peser sur l'histoire des musiques électroniques.
Jusqu'en 1995-96, la house
et la techno n'intéressent en France qu'un tout
petit nombre de branchés et de gays, comme le rappelle Philippe
Azoury dans
cet article
consacré au film Eden, pointant
«juste deux radios à
Paris (FG et Nova), des réseaux en province (les Pingouins à
Montpellier), trois clubs (le Rex, le Queen, le What's Up
Bar), quatre magasins de disques (BPM, Salinas, Wax à Marseille, et
Rough Trade à Paris), deux magazines (Coda et
l'éphémère WSN ), un grand journaliste (Didier Lestrade, et
sa chronique Disco dans Libé) ainsi qu'un fanzine
précurseur :
Eden. »
C'est
alors qu'il mixe à La Luna, pour
« des étudiants anglais, des musiciens en herbe, des
journalistes et des gays », que
Garnier rencontre Eric Morand, un chef de produit du label Barclay
qui rêve de développer le marché des musiques électroniques en
France. Son boss, un certain Pascal Nègre, ne le soutient pas. Pour
lui, cette musique n'a aucun avenir, c'est du Jean-Michel Jarre.
Morand dégotte
une oreille plus attentive du côté de la FNAC, qui lui permet de
gérer sa Dance Division, un
projet de
label dans lequel
s'implique également Laurent Garnier, d'abord en se contentant de
jouer des démos en soirées afin de tester la réaction du public,
ensuite en y publiant ses propres maxis et ceux de ses amis Shazz
et Ludovic Navarre, futur
St Germain.
Parallèlement,
Morand distribue et promotionne également en France le label Warp.
C'est dans ce contexte qu'il fait venir LFO dans une salle de la
Grande Arche de la Défense, en janvier 1992, pour une rave de 4000
personnes. C'est
un one-shot parmi d'autres.
En
ce début de nineties, la musique électronique ne prend en effet pas
du tout en France. Il y a bien des raves qui s'organisent, comme dans
l'usine Mozinor de Montreuil ou sous le Pont de Tolbiac et du côté
de Pigalle, cela fait déjà un certain temps que David Guetta, qui
investit par ailleurs en 1991 le Queen, grosse discothèque des
Champs-Elysées, organise des soirées house-music. Mais ce n'est en
rien comparable à l'effervescence que cette même sous-culture
génère en Allemagne, en Angleterre et en Belgique. La musique
électronique en France reste alors un plaisir de niche, un
underground qui gravite autour de quelques endroits. Chaque jeudi au
Rex, dans le cadre des soirées Wake Up, Laurent Garnier accueille
par exemple les grands deejays de Detroit et de Chicago. Il y naît
des connexions, des amitiés, des collaborations et des légendes.
Lorsqu'Acid Eiffel, fabuleux morceaux d'acid ambient produit par
Garnier, Ludovic Navarre et Shazz sous le nom de Choice passe pour la
première fois au Rex, non seulement les gens applaudissent à la fin
de ses quatorze minutes hypnotiques mais Derrick May décide aussi de
le sortir sur son label Fragile Records. C'est beau à raconter mais
çà ne beurre encore que quelques baguettes, même pas assez pour un
petit-déjeuner entre amis.
We
give a French Touch to House
Afin
de faire décoller ses rêves d'entrepreneur de la culture
électronique, Eric Morand carresse cette idée d'adopter les
méthodes de promotion d'une maison de disques traditionnelle :
soigner les pochettes, envoyer aux journalistes des exemplaires
promo, des photos de presse et des biographies d'artistes, ainsi que
faire parler ses poulains dans les magazines... C'est à l'extrême
opposé des canons de discrétion de la culture techno, où l'artiste
multiplie les pseudos et les labels, où la musique compte bien
davantage que les crédits et de ce que son producteur aurait à
raconter pour mieux se vendre. Pourtant même Garnier ne trouve pas
vraiment à redire aux idées de Morand. Dans la house et la techno,
en France comme ailleurs, c'est que l'on commence alors à penser
faire carrière, à espérer vivre de sa passion. Le côté militant
mute : il ne s'agit plus de jouir de l'instant, de se raconter
que l'on vit une révolution. Pour que cette révolution
s'accomplisse, il faudrait même carrément prendre le contrôle,
faire en sorte que la culture électronique remplace la pop et le
rock, ce qui implique de s'imposer sur le marché de la musique, d'en
changer les règles non pas à distance mais en y travaillant de
l'intérieur.
Faute
de ventes suffisantes, la FNAC finit toutefois par virer Morand et
Garnier, en 1994. A tort. Moins d'un an plus tard, début 1995, sur
leur propre nouveau label, F Communication, Ludovic Navarre,
jusqu'ici plutôt techno sous les pseudonymes de Sub System et Deep
Side, vend 200.000 exemplaires de son premier album bluesy et propret
sorti sous le nom de Saint-Germain. Morand a désormais les fonds
pour assurer une promotion digne de ce nom et l'un de ses outils
publicitaires qui marque les consciences est un blouson avec dans le
dos brodé un slogan qui va rester : « We give a french
touch to House ». La production électronique française, ce
business naissant, est désormais sous surveillance médiatique,
surtout anglaise, convenablement promotionnée, prête pour la hype.
Le temps de quelques bons maxis sur Mo Wax pour La Funk Mob et The
Mighty Bop, de quelques sorties amusantes chez La Yellow Productions
et de l'excellent album Pansoul de Motorbass, l'ouragan Daft Punk
déferle, lui-même suivi de répliques sismiques aussi considérables
que Superdiscount, Cassius et Bob Sinclar.
Paris
Acid City
Dans
le Paris d'après le 11 septembre 2001 et du retour du rock, la
musique électronique redevient underground, salace, dark et camée.
On applaudit Miss Kittin, The Hacker, Blackstrobe, Colder, Joakim. Le
club de référence est désormais Le Pulp, aussi marrant que
militant, mais certainement pas intéressé par l'idée de passer sur
M6 ou MCM. C'est une époque plus floue, beaucoup moins médiatisée,
nettement moins pop aussi, où aparaissent des noms toujours actifs
et respectés aujourd'hui, comme
Jennifer Cardini, Chloé, Zombie
Zombie, Ivan Smagghe ou même Poni Hoax. Ce n'est pas une nouvelle
French Touch très marketable mais tous ces artistes ont emmagasiné
et digéré beaucoup de musiques, beaucoup de sons et ne se
contentent pas d'appliquer la recette de Chicago jusqu'à l'usure. La
crise monumentale que traverse l'industrie musicale ne leur laisse
que peu de chances de commercialement percer à l'international mais
leur créativité, leur débrouille et leur enthousiasme annoncent
cette façon actuelle de vivre (de) la musique à une époque très
difficile. C'est un contexte post-French Touch où beaucoup de leçons
ont été apprises, où des caractères se sont forgés, des envies
d'indépendance sont nées et où il reste aussi des flammèches de
l'explosion originelle auxquelles se chauffer, des réseaux, des
lieux, des studios, des labels, des expertises... Paris Acid City
sera toujours Paris Acid City.
Disneyland
pour adultes
A
l'étranger, les Français ne refont copieusement parler d'eux que
vers 2006-2007. C'est alors que se met à cartonner Justice, duo
électronique signé sur le label Ed Banger de Pedro Winter, le même
qui managea Daft Punk, donc. Sans vraiment y croire, plus amusée que
franchement convaincue, la presse se met à parler de French Touch
2.0 et tente de transformer Justice en nouveaux Daft Punk. Mais le
monde musical a changé. Les disques sortis par Ed Banger et dans un
moindre mesure Kitsuné, un autre label fondé par un ancien associé
des Daft Punk, Gildas Loaec, n'ont pas spécialement de spécificité
française. Ed Banger défend une post-house un peu crasseuse, à la
Soulwax, à la Erol Alkan, et Kitsuné, une sorte d'internationale de
la hype avec beaucoup de groupes qui ont du mal à survivre à leurs
premiers singles. Les disques ne sont pas forcément bons mais
plaisent à la Génération Vice Magazine et aux fashionistas. Ca
marche bien et ça fait parler de soi comme ça peut marcher et faire
parler de soi au temps de l'Internet, sans forcément vendre le
produit par pallettes. Côté Ed Banger, on a même un peu de mal à
justifier les couillonnades de Justice, comme de caler du Daniel
Balavoine, du Frank Stallone et du Rondo Veneziano dans un mix pour
le très select club londonien Fabric et de se complaire dans un goût
douteux, vite lassant. Ca marche pas mal mais cela ne change pas la
face de la musique et le label finit même pas cristalliser une image
de « grands gosses turbulents » pas vraiment désireux de
grandir, juste de prolonger le délire. Bref, ca patauge, en fait.
En
2006-2007, ce sont plutôt David Guetta et Daft Punk qui vont écrire
le prologue de la suite de l'histoire des musiques électroniques.
Guetta se lance dans la production putassière, du gros mainstream
décomplexé qui cartonne, même aux Etats-Unis. Daft Punk, de son
côté, donne ce fameux concert au festival de Coachella, en
Californie. Dans le public, il y a notamment Skrillex et d'autres
futurs acteurs de premier plan de l'EDM, qui se prennent durant le
set une toute grosse claque, de nature à changer une vie. La suite,
c'est ça : mine de rien, voilà que des Européens (Calvin
Harris, Afrojack, Guetta, Daft Punk...) issus de la house-music se
mettent à considérablement marquer et influencer l'industrie des
loisirs, le mainstream, l'EDM, Las Vegas... Dès 2010, une certaine
culture électronique entre dans une nouvelle phase, où il s'agit en
fait tout simplement de piquer des parts de marché au R&B et au
hip-hop sur leur propre terrain : l'entertainment de masse et
les charts américains. Il aura donc fallu 30 ans pour faire entrer
les musiques électroniques dans le panier de la ménagère. Merci
qui ? Une poignée de « sacrés français ». Entre
autres.
Article paru sur le site du Focus Vif le 28 novembre 2014