C'est
dingue le nombre d'anciens clubbeurs, de djs et de demi-junkies
reconvertis en gastronomes de réseaux sociaux, me suis-je dit
l'autre soir, en inspectant les sages photos de panna cotta et de
chouquettes postées sur Instagram par quelqu'un que j'ai jadis
souvent croisé complètement défoncé au Fuse et au Mirano,
désormais chaque dimanche en pleine forme aux fournaux.
Coïncidence ?
Sur Facebook, on m'invite la semaine prochaine à
la fête d'anniversaire de Fork, une épicerie fine sise depuis un an
dans le Quartier Dansaert. Y mixeront Darko, Fady One, Lorenzo Ottati
et Mitch. Hasard ? La semaine d'après, débarque à la
Leftorium Ata, dj allemand aussi connu pour avoir co-fondé les très
bons labels Playhouse, Klang et Ongaku que pour avoir sorti en 2012
un livre de cuisine. Tout cela me fait doucement ricaner, pour des
raisons que moi-même je reconnais douteuses, mais bon. Le rapport
entre clubbing et gastronomie m'a en effet toujours laissé pour le
moins circonspect. C'est ainsi que mes préjugés sont programmés,
moi, le produit d'une époque où quand on sortait beaucoup, on ne
bouffait pas, peu ou mal.
L'un
des premiers conseils que l'on m'a donné pour réussir ma vie
noctambule, c'est qu'avant de sortir, il fallait de préférence
avaler des frites pleines de mayo ou un gros spaghetti à la belche,
avec beaucoup de viande, beaucoup de sauce et beaucoup de fromage,
histoire de se tapisser l'intérieur d'une bonne couche de gras
protecteur. Si on n'avait pas le temps de manger, boire de l'huile au
goulot. Tout ça pour permettre de davantage picoler que si l'on
s'amenait au club le ventre vide ou après un repas léger. Manger
n'était pas considéré comme primordial, encore moins un plaisir.
C'était plutôt une contrainte ennuyeuse mais nécessaire, comme de
mettre sa ceinture avant de prendre la route ou des protections avant
la pratique de certains sports. Soyons cash : il se fait aussi
que la plupart des drogues consommées depuis 50 ans dans la nuit ont
pour la plupart des propriétés coupe-faims, à part le shit, mais
c'est bien connu que les fringales explosives suivant un gros joint
vous feraient tremper des Doritos dans un cachalot mort, donc ça ne
compte pas. Autre point non négligeable : si aujourd'hui la
plupart des role-models, acteurs et pop-stars, défendent l'idée
d'un corps sain dans une image lisse, dans ma jeunesse, il en était
tout autrement. Est-ce que David Bowie est un type qui vous donnait
l'impression de manger ses trois repas et ses cinq fruits et légumes
par jour ? Non ? Ben, voilà.
Je
peux apprécier un bon dîner, et même la plus fine des
gastronomies, là n'est pas le problème. Je ne peux tout simplement
pas concevoir qu'une bouffe un minimum évoluée et encore moins les
arts de la table se mêlent de quelque façon que ce soit au
clubbing, à l'acte de sortir la nuit, d'aller danser, de traquer le
sexe, de déconner entre amis, de boire à en rouler sous la table. A
vrai dire, je me méfie presque autant des clubbeurs et des deejays
qui se mettent à soudainement trop s'intéresser à la nourriture
que des fans de rock qui accordent d'un coup plus d'importance à la
qualité technique de leur chaîne stéréo qu'aux disques qu'ils
jouent dessus. Ce sont pour moi des symptômes d'embourgeoisement, de
vieillesse accélérée de l'esprit, mais aussi de pur snobisme. Il
se fait que je suis aussi assez âgé pour me souvenir de l'invention
du Fooding.
Aujourd'hui,
Le Fooding est une marque déposée, une série de guides, de
l'évènementiel international. Pour Wikipédia, c'est officiellement
un « néologisme formé par amalgame des mots anglais food et
feeling », et qui désigne la gastronomie pour tous, fun,
« moins intimidante », intuitive. Au départ, fin 1999,
le Fooding n'était pourtant rien de plus qu'une invention verbale et
jouette surtout destinée à redynamiser la rubrique gastro du
magazine Nova. C'est Alexandre Cammas qui se chargeait de ces pages,
une figure très emblématique d'une nouvelle vague de chroniqueurs
gastronomiques élevée dans la culture pop, connaissant le goût
fruité des fumigènes des discothèques et considérant alors la
gastronomie comme le « prolongement du night-clubbing en
journée », (« après le nightclubbing, le fooding
continue », titre d'un encart dans le Nova Magazine # 64, avril
2000).
Ce
n'est pas de sa faute, à Alexandre Cammas, mais il se fait qu'à la
même époque, la culture électro faisait beaucoup dans le raplapla
(Krüder Und Doufmeister, ce genre...) et qu'ouvraient aussi à Paris
des restaurants comme le Spoon, le Fox et le Man Ray, aux commandes
desquels on retrouvait éventuellement d'anciens gérants de
discothèques ou, en tous cas, des patrons bien décidés à proposer
à un public 30/40 quelque peu lassé des boîtes de nuit des
endroits où continuer à se montrer, à flamber et, même, à
écouter des djs passer une musique d'ambiance qui ne soit pas
considérée comme ringarde. Autrement dit, l'intérêt de la
première génération des clubbeurs house/techno pour la bouffe
correspond tip-top à une période d'embourgeoisement général de la
scène, l'heure des premiers moutards, du cocooning, de cette volonté
de se sentir bien qui traduit en fait pas grand-chose d'autre qu'une
ENOOOORME descente, if you know what i mean... J'avais moi-même 30
ans à l'époque, moi-même un orteil dans la critique gastronomique
et déjà, tout cela me semblait relever des Ténèbres Les Plus
Noires. Toute cette cuisine fusion ridicule, cette lounge-music
pourrie, le bling ostentatoire, les mecs qui bouffent des repas à
120 euros la tête en t-shirts SuperDiscount sous le veston. Certes
le Fooding était habité d'intentions bien plus nobles que ce bas
mercantilisme horeca mais n'empêche, je le percevais surtout comme
relevant d'un art sournois de détourner les gens des choses
essentielles (la contre-culture, l'utopie sociale, la musique...)
pour plutôt leur vendre, littéralement, de la soupe.
Je
le reconnais : ma vision est faussée, partisane, celle d'un
gamin des seventies qui trouvait sexy l'idée de science-fiction de
se nourrir exclusivement de pillules pour ne plus perdre son précieux
temps à manger. N'en demeure pas moins que mon impression de vivre
dans une société où la culture dominante tourne essentiellement
autour de la bouffe est bien réelle et ça me dérange vraiment.
Signe de ces temps gourmands : une considérable énergie
humaine gaspillée à penser quoi se foutre dans le bedon et comment
en parler autour de soi, des chefs comme Jamie Oliver et Gordon
Ramsay qui paraissent plus fondamentalement rock and roll que ce
guignol de Marylin Manson et une super émission télévisée
culturelle comme Tracks diffusée à des horaires impossibles alors
que l'on peut tomber sur un programme culinaire dès que l'on allume
le poste, en journée comme tard la nuit. Autant dire que la
gastronomie, c'est bien joli, mais que lorsqu'elle occupe à ce point
les esprits, c'est qu'il y a vraiment une couille dans le potage.