Au
comptoir tout comme au micro des étudiants en journalisme qui
m'interrogent parfois dans le cadre de leurs travaux de fin d'étude,
la question refait régulièrement surface : la prochaine
révolution musicale, c'est pour quand ? Quand est-ce qu'on va
enfin se ramasser sur le citron un gros chamboulement comparable à
la naissance du rock & roll ?
Un tsunami culturel digne du
disco, du punk, de l'aciiiid ? Est-il d'ailleurs encore possible
pour un genre musical de balayer les habitudes et les certitudes,
d'influencer en profondeur la société, de carrément changer des
vies ? Certains -par exemple Simon Reynolds dans son fameux
Retromania - en doutent. On aurait atteint le stade où toute
innovation musicale semble impossible, ce qui n'est pas bien grave,
vu que l'on peut très bien se contenter d'être bon dans un genre
particulier sans chercher à en exploser les codes. Je vois les
choses un peu différement. Je crois qu'une révolution musicale
démarre toujours dans les fêtes, les rues et les clubs, en dansant,
et c'est bien pourquoi, si révolution musicale il doit encore y
avoir, il faudra d'abord chambouler les habitudes et les recettes de
la dance-music. Par exemple, on pourrait penser à retirer à
l'ordinateur et aux synthés le rôle central qu'ils ont dans le
processus de fabrication de la musique qui se danse. C'est la base de
ma petite théorie : on avait la trompette, puis la guitare en
bois, puis la guitare
électrique, puis les synthés et les ordinateurs et donc, pour
inventer le futur, il faudrait bazarder l'ordinateur.
A
moins que, pour une fois, ce ne serait pas l'instrument qui
changerait mais bien la façon d'en jouer, de s'en servir. Peut-être
que pour faire bouger les choses, les pousser en avant, il faut
dépasser l'approche disons « occidentale » de chipoter
un ordinateur et apprendre à jouer du synthé d'une façon qui ne
doive strictement rien à Kraftwerk. De temps à autre, dans les
magazines et sur les blogs musicaux qui ne se contentent pas de faire
la promotion de ce que sortent les maisons de disques locales et les
multinationales survivantes, on tombe sur des articles qui parlent de
ce qui se passe ailleurs ; en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient.
Là où on ne joue pas du synthé comme Kraftwerk, où les beats se
programment en suivant une intuition différente de la nôtre. Bon
nombre d'artistes déjà énormes au Moyen-Orient, en Afrique et en
Asie ne vendent pas ici, sont même totalement ignorés ici, alors
qu'ils pourraient pourtant apporter un souffle neuf, des visions
novatrices, une stratégie oblique, comme dirait l'autre. Voilà ce
que je pense. Si il doit y avoir un grand chamboulement culturel à
l'avenir, il sera marqué par une ouverture totale sur le monde, une
perméabilité extrême rendue possible par la curiosité et
Internet.
C'est
bien sûr très utopique. Les actuelles crispations identitaires et
le plastiquage en règle du multiculturalisme compliquent énormément
ce genre de projet. En France, une mairie FN vient d'interdire un
spectacle de danse du ventre au motif que nous sommes en Occident,
ici, ma bonne dame, et il semble aussi très, très loin le temps où
Cheb Mami, Cheb Khaled et Salif Keita avaient leurs entrées dans le
TOP-50 frenchie. Aujourd'hui, si un DJ passe un morceau aux sonorités
arabisantes, c'est vu comme un message là où ça devrait juste
faire danser et le propre d'un message, c'est de pouvoir être mal
compris et interprété à toutes les sauces. Que tout cela se vive
de façon beaucoup moins légère qu'il y a 25 ans n'est pas que la
faute d'une société crispée et de plus en plus ouvertement
raciste. L'étiquette « world music » a également causé
beaucoup de dégâts au ping-pong international d'influences
musicales, avec sa réputation de variétoche neuneue pour bouffeurs
de quinoa. Faut aussi dire ce qui est : cette possible vague à
venir n'a pas encore de figure marquante, ni même de morceau
emblématique. On en est encore aux tatonnements, aux maladresses.
Acid Arab et Omar Souleyman, qui sont les plus dignes représentants
du concept, ont beau être excellents sur scène, en studio, ils
peuvent se montrer malhabiles et il leur manque toujours un
incontestable chef d'oeuvre. Pire : on continue à mal les
cerner, à les percevoir soit comme des chouchous de l'internationale
hipster, soit comme des types coupables d'importer la techno dans la
world music, ô sacrilège ultime !
Que
cela soit clair, cette éventuelle prochaine révolution musicale que
j'appelle de mes vœux n'a rien à voir avec la world music, la sono
mondiale, l'esprit Couleur Café. Depuis une dizaine d'années, les
Anglais ont déjà une étiquette pour désigner ce concept, ils
appellent ça « outernational ». Comme je le comprends,
(et j'avoue pouvoir me tromper), là où le sticker « world
music » était juste censé transformer en nouvelle pop pour
citoyens du monde des disques qui n'intéressaient jusque là qu'un
public restreint, notamment d'ethnographes, tout ce qui relève de
«l'outernational » réunit en fait sous la même bannière des
choses beaucoup plus fofolles et marginales. Autrement dit, en soirée
« outernational », nous pouvons allègrement mixer de
l'electro berlinoise déviante à du funk turc, du chaabi égyptien à
du rock psychédélique iranien, de la musique de mariages syriens à
de l'acid-house gay de Chicago. Du moment que ça tape, que ça fait
danser, que ça rend dingue.
Rendre
ça possible, visible, viable, serait en fait aussi un très beau
retour aux sources. Non seulement parce que tous les grands djs des
années 70 et 80 ont toujours été des monstres d'éclectisme,
cherchant inlassablement et tout autour du monde la boombastique
rareté à partager. Ensuite, parce qu'il n'y a pas plus PLUR que de
s'ouvrir à des cultures musicales étrangères à une époque de
replis, de panique et de soi-disant « chocs civilisationnels ».
PLUR ? Oui, Peace, Love, Unity, Respect, le crédo de base des
ravers les plus allumés des années 90. Y reviendra-t-on un jour ,
adapterions-nous ça à échelle planétaire ? C'est à vous, à
nous, de jouer. Ceci n'est en effet pas un vague souhait de bonheur
global à peine digne d'une Miss Belgique au QI inférieur au tour de
poitrine. C'est un grand plan à mettre en branle. Tout de suite, de
préférence. Il y a, comme qui dirait, urgence.