Habitué
à voir crasher un disque dur environ une fois par an (mon record, c’est
quatre en dix mois), je n’ai pas énormément d’archives personnelles et professionnelles en
ma possession. Une exception, c’est cette interview de Jon King de Gang of Four
effectuée à Amsterdam en 2006, pour le magazine Voxer. On me dit sur Facebook
trouver intéressant de ressortir de vieux papiers du genre, alors voilà… L’illustration
est signée Elzo Durt mais ce n’est pas celle qui avait été utilisée dans le
magazine à l’époque.
Les spectaculaires
reformations de groupes légendaires sont souvent pathétiques. En ‘96, on ne
crachait plus sur les Sex Pistols comme jadis, pour montrer sa satisfaction. Au
contraire, le message des mollards invitait clairement John Lydon à retourner téter
des shots de Tequila dans sa piscine californienne. Un concert d’une formation
new-wave ou punk 25 ans après le premier single et 15 après le split, c’est
souvent tout un cirque parfaitement calibré pour tirer une petite larme aux quadragénaires
nostalgiques et leur arracher 30€ pour un t-shirt qu’ils mettront deux fois sur
leur vie pour aller à la salle de sport,. Réuni dans sa formation originelle
(Jon King, Andy Gill, Dave Allen, Hugo Burnham) pour la première fois en près de 20 ans, Gang Of
4 n’échappe sans doute pas aux critiques similaires. Jon King, le chanteur, se
défend toutefois avec pertinence et amusement.
Gang
Of 4 est un groupe vu comme parmi les plus influents des 25 dernières années.
Vous avez ouvert la voie à des LCD Sound System et autres Bloc Party mais avec un
côté nettement plus abrasif, très conceptuel, des chansons aux sujets
politiques, puisant leurs références dans la pensée socialiste… L’étiquette de
groupe intello est-elle lourde à porter ?
Jon
King : Je me retrouve trop souvent à plus parler de
politique que de musique durant les interviews. On attend de moi des positions
fermes, dignes d’un politicien, sur tout un tas de sujets pour lesquels je n’ai
même parfois aucun intérêt. Je ne fais pas de politique, je ne suis qu’un
musicien ayant chanté la vie ordinaire, la précarité quotidienne, tant sociale
que sentimentale… Nous n’étions finalement même pas si politisés que ça, le
véritable moteur du groupe, c’était de tenter de dépasser les clichés des
chansons pop adolescentes… Tout ce trip « je m’emmerde, j’aimerais
boire des bières et baiser un coup » ou « je viens de quitter
ma petite amie, c’est affreux ». Des bluesmen aux boys bands, tout le
monde a chanté cela. Ce sont les sujets dominants de la pop et ça n’a d’intérêt
que dans de très rares cas : quand c’est par exemple signé Brian Wilson ou
que ça sonne comme Teenage Kicks des Undertones. Il y a des groupes
parfaitement brillants qui se cantonnent à chanter des conneries mais nous,
nous voulions aller plus loin. Notre but n’était pas tant de déranger le public
que de combattre une certaine forme de conservatisme. On était, par exemple,
détesté des punks parce que nous affichions clairement notre amour du disco et
de la black music. Le punk, c’est très conservateur : du bête rock &
roll, du blues électrifié… Les Sex Pistols, c’est Black Sabbath, vraiment très
moyen : du hard-rock mal joué. Public Image Limited est à mes yeux bien plus
important que les Sex Pistols. John Lydon y prouve l’étendue de son génie, Jah
Wobble s’affirme comme un musicien brillant, très ouvert… J’ai dernièrement
réécouté les Ramones. C’est finalement beaucoup moins radical que ça ne l’était
dans mon esprit. Les paroles sont tordantes mais ce n’est rien de plus qu’un
gag, qui se répète à longueur de singles. White Lines de Grandmaster Flash & The
Furious Five ! Voilà une chanson incroyable ! Personne n’avait sorti
un truc pareil à l’époque, personne n’avait parlé avec autant de réalisme de la
vie de tous les jours tout en respectant un format pop. Les punks détestaient
le disco et le hip-hop naissant, des genres musicaux pourtant socialement très
engagés. Ils voulaient juste des morceaux vantant le vandalisme adolescent. Or,
quel intérêt si tout se limite au même vieux message « get drunk/have a
fight/get laid » ? De là à nous dépeindre comme une bande
d’intellectuels austères… Il faut nous avoir vu en concert : sur scène, nous
sommes de véritables rockers !!! (sourire). Il y a quelques années,
un sondage de magazine nous a même désigné comme l’un des groupes les plus
lourds d’Angleterre. Motorhead, Gang Of 4, The Who… Voilà quel était le tiercé
de tête. One of the loudest band in Britain.
N’y
avait-il vraiment pas de motivation plus politique que de faire le meilleur
boucan possible quand le groupe a démarré en ’78, avec le formidable single
Damaged Goods ?
Nous
voulions changer le monde, ça oui. Puis, comme c’était finalement très
ambitieux, on s’est plutôt contenté de changer notre propre monde. Avant de
tout même finir par rencontrer pas mal de gens dont la vie a été chamboulée par
Gang Of 4, parfois de façon très radicale, franchement bizarre... C’est un
sentiment heureux. Je crois qu’on a réussi à transmettre l’idée qu’il était possible
d’exprimer quelque chose de contre culturel et aventureux tout en s’amusant, en
prenant des risques, en refusant certains compromis. Nous n’avons par exemple jamais
lancé ce groupe en espérant gagner de l’argent. Je serais enchanté qu’il en
rapporte mais ça n’a jusqu’à présent jamais été le cas et pourtant, on continue
de faire les choses comme on l’entend. Gang Of 4 n’a pas de cinquième membre
invisible qui serait comptable. Quand des copains forment un groupe, le type un
peu con devient généralement le chef des roadies et le plus chieur, le manager.
Avec pas mal de nouveaux groupes, on a aussi l’impression que le petit génie de
la bande est leur comptable.
Quel
est votre regard sur tous ces groupes reconnaissant Gang Of 4 comme une de
leurs principales influences ?
Il
n’y a pas de mal à avouer ses influences et beaucoup de ces groupes sont, dans
leurs propres styles, merveilleux et brillants. REM, Ministry, Pearl Jam,
Nirvana, Red Hot Chili Peppers… Ils ont tous avoué compter parmi nos fans. Kurt
Cobain a même un jour raconté avoir roulé 400 miles pour assister à l’un de nos
concerts et, à ses débuts, jouait même dans un cover-band qui reprenait nos
chansons. C’est bien. Ces groupes vivent leurs vies. En Europe, c’est plus
amusant. Quand Bloc Party prétend ne nous avoir jamais vraiment écouté mais
sort un morceau intitulé Price Of Gas, ça me fait marrer (ndr :
forcément, quand on est co-auteur d’un I Found The Essence Rare, il y a de
quoi). Pareil pour Franz Ferdinand qui joue avec les codes graphiques du
réalisme socialiste comme nous le faisions sur nos pochettes. Mais ce sont de
bons groupes, à leur façon, je ne les critique pas.
La
rumeur veut pourtant que vous ayez remasterisé vos morceaux les plus classiques
justement pour concurrencer tous ces Bloc Party et autres fistons plus ou moins
légitimes…
Lorsque
nous nous sommes retrouvés dans notre formation d’origine pour la première fois
depuis 18 ans, l’envie principale, c’étaient les concerts, parce que c’est sur
scène que nous pensons exceller. Dans la foulée des concerts, on nous a
évidemment demandé si nous comptions réenregistrer des disques et c’est là
qu’on a décidé qu’on ne sortirait que des trucs dont nous serions absolument
fiers, que cette reformation serait une affaire sérieuse. L’idée s’est alors
imposée que nous avions envie d’un disque reflétant ce que nous somme sur
scène : un groupe brut, avec un son massif, ce que les albums ne
retranscrivent pas. Nous avons dès lors en toute logique enregistré les
chansons que nous jouions sur scène, parce que ce sont celles qui nous
habitaient le plus au moment d’entrer en studio. Accessoirement, comme nous
n’avons jamais gagné d’argent avec notre musique, on voulait également
reprendre le contrôle des morceaux avant qu’une major ou l’autre ne sorte un
disque un peu honteux tentant de rentabiliser cette publicité que nous font
tout un tas de groupes modernes en clamant partout l’influence que nous avons sur
eux.
Les
versions re-masterisées gagnent en puissance et clinquant ce qu’elles perdent
en originalité et bizarrerie… Ne
craignez-vous pas de décevoir vos vieux fans ?
Je
n’ai aucune envie de m’aliéner nos fans de la première heure mais combien de
quadra/quinquagénaires achètent encore des disques, s’intéressent toujours à la
musique, à fortiori celle qu’ils écoutaient étant jeunes ?
Notre
public actuel, comme notre public des années 80, c’est clairement les 15-25
ans. C’est à eux que s’adresse ce disque, à ces gamins qui se déchaînent sur To
Hell With Poverty ! lorsque le morceau passe en club. Pourquoi ne
pourrait-on d’ailleurs pas réenregistrer nos propres chansons ? Le principe
est le même qu’un album live. Dans toute l’histoire des concerts du groupe,
nous n’avons jamais joué deux fois At
Home, He’s A Tourist de la même façon, cette chanson nous permettant
beaucoup d’improvisations. Pourquoi, dès lors, devrait-on rester prisonniers de
la version enregistrée sur disque alors qu’elle n’est même pas notre
préférée ?
De
quel ordre sont les pressions des maisons de disques sur un groupe comme le
votre ?
On a
toujours eu de bonnes relations avec nos maisons de disques, dans le sens où
nous avons été parmi les premiers à licencier nos disques plutôt que de signer
des deals plus conventionnels. Ce qui revient
en fait à fournir une marchandise à une boîte contractuellement contrainte de
la distribuer quelle que soit son opinion sur le résultat final. Ce n’était pas une position très lucrative, on
aurait gagné beaucoup plus d’argent si nous nous étions contentés de signer un
deal normal. Mais c’est comme ça que nous travaillons : aujourd’hui
encore, personne ne nous a demandé de compiler et réenregistrer nos morceaux.
Nous l’avons fait dans notre coin et nous nous sommes ensuite dégotté une
distribution.
On
se rappelle d’un tournant plus soul que post-punk au milieu des années 80, avec
des morceaux comme Is It Love et l’album Hard? Ca ne dénotait donc pas de
pressions externes visant à adoucir votre son ?
Non,
pas du tout. Ce disque est d’ailleurs un échec, nous avons complètement raté ce
que nous avions en tête, à savoir mêler commentaire social et véritable dance
music inspirée du disco. On avait cette idée de se lancer dans de l’artificial
urban soul, de casser notre image, de clamer davantage encore notre amour de la
black music. Nous avions contacté Nile Rodgers de Chic pour qu’il nous
produise… A cette époque -c’était juste avant qu’il ne travaille avec David Bowie
sur Let’s Dance-, il passait vraiment pour un ringard disco, les gens hurlaient
quand on parlait de lui. Le contrat est tombé en miettes, quelques jours avant
d’entrer en studio. On a alors un moment intéressé Arthur Baker mais
finalement, il a préféré travailler avec New Order. On se fout pas mal que Gang
Of 4 aurait pu entrer dans l’histoire par la grande porte, nous n’avons jamais
voulu être des stars, ça n’a jamais été une motivation. Jamais ! Nous, on
aimait vraiment Funkadelic, Chic, les vieux Bob Marley, Muddy Waters, le Philly
Sound et voulions que ça ressorte dans notre musique, partiellement pour
emmerder le public puisqu’à l’époque, il y avait dans la musique un véritable
apartheid : les blancs d’un côté, les noirs de l’autre. En Amérique, on ne
passait pas sur les college-radios, ni sur les stations rock… Seuls les Blacks
passaient nos disques.
Qu’est-ce
qui vous empêche d’écrire de nouveaux morceaux ?
Je
n’ai pas envie de devenir ennuyeux, routinier. Si tu négliges l’aspect
aventureux de la vie –et beaucoup de gens le font en vieillissant-, il ne t’arrivera
plus rien. Il ne te reste qu’à attendre la mort. Gang Of 4 est un groupe qui a
toujours développé des tas d’idées et je veux que si de nouveaux morceaux
s’écrivent, ce canevas soit le même, qu’on continue à tenter des trucs. Le propre
de l’époque, c’est qu’on est arrivés à créer des besoins et des désirs qui une
fois presque atteints, n’intéressent plus personne. Cela s’applique aussi bien
aux téléphones mobiles et aux I-pods qu’à l’amour et aux relations sociales. Le
désir de ces choses est puissant mais l’accomplissement n’a aucune valeur.
Toute l’industrie actuelle tourne autour de cette consommation du désir. Créer
ses propres désirs est devenu aussi artificiel que consommer ceux disponibles,
c’est le plus étrange de l’histoire : tu te retrouves prisonnier de tes
propres rêves sans forcément savoir d’où ils viennent, en les trouvant très
naturels alors qu’ils ne le sont peut-être pas. C’est un peu notre étrange
petite philosophie dans le groupe. www.gangoffour.co.uk