Mars
2023 – Il
y a quelques jours, j'ai terminé en VO la lecture du dernier Bret
Easton Ellis, The Shards. C'est un gros pavé : un peu moins de
600 pages, assez touffues. Le roman est ce qu'il est : à la
fois prenant et finalement décevant. Le fait de capter dès les
premiers chapitres comment il se terminerait ne m'a pas aidé à
davantage l'aimer, je dois dire. Je
laisse toutefois à d'autres le soin de l'analyser et d'en critiquer le
contenu. Aujourd'hui, je voudrais surtout parler de
l'impression qu'il m'a laissée. Pas le simple « tout ça pour
ça ? » d'ordre strictement littéraire. Plutôt
l'impression de ce que le roman dit (ou ne dit pas, ou ne dit pas assez...) de son auteur et de notre époque.
The Shards se passe principalement à Los Angeles en 1981. On y cite
beaucoup de références musicales appréciables bien que white only (quelle année,
1981!!! Mais où est le funk ???), des restaurants et des magasins aujourd'hui fermés, des
marques de fringues que plus personne ne porte et on y roule en
bagnoles que plus personne ne conduit. La nostalgie, camarade !
Les personnages sont tous issus de la jeunesse dorée, vivent dans
une grosse bulle de très gros privilèges et leur « innocence » est
menacée par un culte de la mort mystérieux qui pourrait être
dirigé (ou pas) par un serial-killer énigmatique. Il y a quelques
années, Ellis avait travaillé sur le scénario d'une série
télévisée qui n'a jamais été tournée et dont Charles Manson aurait été le personnage principal. Son serial-killer de fiction s'inspire
pourtant visiblement d'un autre criminel ayant vraiment sévi en
Californie durant les années 80 mais peu importe. Los Angeles, des
marginaux sectaires, un tueur fou, une multitudes de références
culturelles, la fin de l'innocence pour des personnages assez largués et camés jusqu'au trognon... Voilà : j'ai aussi
lu The Shards comme une sorte de suite ou de nouvel épisode se
déroulant dans le même univers, une dizaine d'années plus tard,
que celui de Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino. Coïncidence? Tendance? Je l'ignore mais il se fait que je pense justement que Tarantino et Ellis sont aujourd'hui les
deux dernières célébrités à tenir un discours bien diffusé et à
créer des choses qui gardent profondément la marque de tout ce que
la sociologie de comptoir a attribué à la Génération X. Qui est
aussi la mienne, dont je me sens moi aussi un avatar. Un cliché
ambulant, même.
Ce sont les
derniers des Mohicans, les autres représentants importants de cette
Gen X étant soit morts (Kurt Cobain, Tupac Shakur, Heath Ledger...),
soit assez hors radars (Molly Ringwald, Julia Roberts, Winona
Ryder...), soit désormais parties intégrantes de ce qu'Ellis
appelle l'Empire (Robert Downey Jr, Joaquin Phoenix, Dave Grohl...).
Né en 64, Ellis a dès son premier bouquin, Less Than Zero, été
considéré comme un « porte-parole » de cette
génération. Né en 63, Tarantino a lui été perçu dès son
premier film, Reservoir Dogs, comme l'un de ses rejetons les plus
doués et rentables. Outre cette nostalgie récente, dans ce qui les rapproche, les deux hommes
partagent depuis toujours une certaine tendance sinon à la
provocation du moins au parler cash, une énorme connaissance
amoureuse du cinéma, un attrait pour l'esthétique violente et un
certain cynisme amusé. Celui-ci s'est toutefois surtout exprimé ces
dernières années, alors qu'Ellis comme Tarantino se sont coltinés
des critiques professionnelles davantage nées de postures
idéologiques et d'envies de jeunes journalistes de se faire ces deux
« boomers » que d'une approche plus sereine et analytique
de leurs œuvres. Ellis s'était déjà frotté à ce genre
d'énergumènes dès les années 90, quand son American Psycho
affolait les néo-grenouilles de bénitiers et autres pisse-vinaigres
féministes de cette époque pré-Internet. Mais ce n'est que ces
dernières années qu'il s'est pleinement transformé en commentateur
social à quasi temps plein, pas toujours pertinent, ni « scientifiquement
recevable » comme diraient certains aujourd'hui, mais aux
intuitions intéressantes. On peut ainsi rappeler que c'est son article de 2014 pour Vanity Fair dézinguant les Millenials et leur culte de la
victimisation, Generation Wuss (Génération Chochottes), qui s'est
transformé cinq ans plus tard en véritable essai très critique envers ce qui était en train de devenir "le wokisme", le fameux White
de 2019 ; lui aussi assez dégommé par pas mal de médias lyncheurs voulus progressistes. Chicané pour la violence de ses films, ses
accointances avec Harvey Weinstein et ses rapports visiblement plus
vraiment au top avec Uma Thurman, Tarantino, de son côté, s'était
quant à lui aussi montré assez bravache face aux vents mauvais ; notamment en
rétorquant son définitif « Says who ? » quand on
lui fit également remarquer que bon nombre de choses dont il truffe
toujours ses films étaient désormais considérées comme
« problématiques » par une partie significative du
grand-public (dont son utilisation massive du pourtant très tabou « n-word »)
Vu la tendance générale à déformer les propos et attribuer des agendas réactionnaires (ou masculinistes quand cela concerne Ellis et Tarantino) au moindre écrit critique ou moqueur, il est
peut-être utile de bien préciser mon rapport personnel à la
production de ces deux là. Si on prend l'entièreté de ce qu'a publié
Ellis depuis presque 40 ans, j'ai tout lu mais je n'en garde, dans l'ordre de préférences, que Les
Lois de l'Attraction, Moins que Zéro, Lunar Park et White ;
n'étant pas du tout fan du reste, que je considère plutôt comme de
la simple couillonnade au pire et de la désormais bien ringarde
relique nineties au mieux. Même chose pour Tarantino : j'adore
Reservoir Dogs, Pulp Fiction est beaucoup trop long bien que plutôt cool mais pour le reste, ça
pique quand même fort aux yeux, surtout depuis les années 2010. Un autre gros point commun entre
Ellis et Tarantino, en passant : la grosse ficelle resservie à
chaque coup. Dans les bouquins de l'un, le narrateur n'est jamais
fiable. Dans les films de l'autre, on se permet de chambouler
l'Histoire parce que c'est ça, le pouvoir du cinémaaaa, haaa, le
cinémaaa... Systématiquement, on a donc le coup du roman qui ment
et du film révisionniste. Mouais. Voilà pour la clarification :
Ellis et Tarantino sont pour moi loin de représenter des dieux intouchables.
Leurs œuvres peuvent être critiquées, durement même. Leurs personnalités aussi, d'ailleurs. Mais pour ce
qu'elles sont, pas pour ce que des Missionnaires (H/F/X) de la
Bienveillance vont vouloir y trouver dans le simple but de les
incriminer; un peu comme des flics ripoux iraient foutre un
pacson de coco dans la voiture d'un type ultra clean arrêté parce que suspect
de se droguer et qu'il faut faire du chiffre.
Cela dit,
si je n'aime pas forcément ce qu'ils font, j'ai beaucoup plus de
sympathie et même, allons-y franchement, d'attentes, par rapport à
ce qu'ils disent. J'ai interviewé Ellis et je l'ai trouvé affable,
plutôt sympathique, même si pas forcément « fiable »,
tiens, justement. J'ai aussi regardé pas mal d'interviews de Tarantino sur You
Tube et lui, par contre, me semble vraiment tenir du gros con imbu de
son petit nombril. Tous deux tiennent néanmoins un discours
régulièrement intéressant. Pas toujours bien tapé, souvent plus
fanfaron que réfléchi mais quoi qu'il en soit, utile. Je pense en
effet qu'il est très important, de nos jours, que ce genre de
personnalités dont la voix peut sonner, sonne justement les cloches
aux conneries que déversent celles et ceux qui tentent aujourd'hui
de tenir les rennes de la culture et d'imposer leurs visions
tartiflettes et leurs morales chiasseuses à la création artistique
et/ou commerciale. Bret Easton Ellis et Quentin Tarantino ne sont pas
Michel Sardou et Véronique Genest. Ils sont bien en voie de
ringardisation mais n'ont toujours pas l'air à ce point déclassés, ni vraiment réacs, quand ils critiquent l'époque. Les choses qu'ils déblatèrent
peuvent toujours switcher une petite lumière dans le cerveau. Ils
gardent aussi cette « fuck off attitude » plus que jamais
nécessaire, qui peut inspirer. Quand on a grandi a son d'un bon millier
de chansons beuglant en substance « fuck you I won't do what
you tell me » et que l'on vit désormais dans une époque ultra-conformiste où pour recevoir des
aides à la création culturelle il vaut mieux parler comme tout le monde de lesbiennes
non-binaires cyclistes cherchant leurs identités profondes en
confectionnant des cupcakes plutôt que de psychopathes en costards
faisant rigoler la salle de cinoche en torturant des innocents au rasoir, ça fait beaucoup de bien
de voir ces deux là continuer de balancer de la punchline à
l'ancienne, de se foutre d'être "cancelled" ou pas et même, au final, de s'en tenir à leurs recettes éprouvées, même quand c'est nul ou pas loin de l'être. Tout comme il est très gai de continuer à rigoler des
stand-ups de Dave Chappelle, Bill Burr et Louis CK. Le souci majeur,
étant bien sûr, que ces bulles au ton libre « comme avant »
deviennent des « safe spaces » pour gens qui conchient
justement l'idée même de « safe spaces ».
The Shards
tient bel et bien du « safe space pour Gen X et Boomers », je pense. C'est Less
Than Zero revu et corrigé pour une éventuelle adaptation Netflix (Correction : HBO plutôt, vu le cul et la violence!). Soit. Aujourd'hui, ses romans ronronnent. C'est dans ses interviews
qu'Ellis se montre le plus intéressant. Quand je l'ai rencontré en
2019 (ça a été payé mais jamais publié), il m'avait ainsi évoqué le
cas je pense très exemplaire du comique Anthony Jeselnik, qu'il avait reçu dans son podcast.
« S'il voudrait un show sur NBC ou une grosse marque pour
sponsor, Jeselnik devrait changer la routine de ses spectacles,
m'avait expliqué Ellis. C'est quelqu'un de très charismatique, qui
présente bien, qui ferait donc un très bon porte-parole pour une
noble cause et son agent n'arrête pas de le pousser à accepter de
telles offres. Mais s'il passe à ce stade « supérieur »
de sa carrière, il devra arrêter les blagues sur les bébés morts,
le viol et le SIDA. Et il n'en a aucune envie. Je pense comme lui :
quand on refuse certaines choses, on en gagne d'autres. Je sais que
j'ai perdu des jobs, je sais que j'en ai raté. Certaines personnes
n'ont aucune envie de voir leurs noms associés au mien. Il faut
pouvoir accepter les conséquences de ce que l'on dit. Nous vivons
désormais dans un monde où tout le monde surréagit, où des
hystéries démarrent pour des broutilles... Où nous en sommes en
tant que société, c'est désolant. Où j'en suis, c'est désolant.
» La solution à cette désolation, c'est d'assumer, donc. Continuer, même quand le vent souffle de face. Ne pas plier. « My way or
highway », comme dit le vieux Joe Cabot dans Reservoir Dogs.
Plus que jamais, « fuck you I won't do what you tell me ». Gen X 4 Life!
PS :
Je dois malgré tout ça tout de même bien avouer que j'ai toujours détesté Rage
Against The Machine, vraiment la pire daube des nineties. Après
Smashing Pumpkins, allez... Le Pukkelpop 1993, ce véritable supplice du pal !