jeudi 3 juillet 2025

LE JOURNAL DU QUINCADO (35) : VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS

 



En 1991, je travaillais dans un vidéoclub à Laeken. En semaine, j'y passais la musique que je voulais mais le soir du week-end où Rudy Léonet présentait à la radio une émission de musique de type Madchester, le gérant, un fan, nous l'imposait dans le magasin. J'aimais bien cette musique, même sous son versant le plus radiophonique : les premiers Saint Etienne, Electronic, Primal Scream, EMF... mais je détestais le ton utilisé par Léonet, qui me gâchait tout. Pour moi, c'était la musique de l'excitation, de la modernité, de l'endless summer of love, de l'englishitude, alors que lui la présentait d'une façon que je trouvais trop précieuse et vraiment ridicule. Comme si Macha Méril était soudainement devenue fan du Technique de New Order...


Quelques années plus tard, quand j'ai commencé à me foutre de la poire de Rudy Léonet dans les pages du magazine RifRaf, on a souvent suspecté que c'était par simple jalousie et rivalité journalistique. C'est que Rudy Léonet était très choyé par les labels. Il interviewait des groupes dans des palaces, nous dans des ascenseurs. Comme il en a fait grand cas dans un de ses bouquins, Léonet bénéficiait d'un « access all areas » tandis que nous, on se faisait refuser les pissotières des backstages de Dour, alors que Carlo Di Antonio, l'organisateur-pharaon du festival, était pourtant aussi censé être le directeur du magazine (dont il se foutait en réalité pour ainsi dire complètement).


Il n'y avait toutefois pas la moindre jalousie. Je n'ai jamais voulu de son job. Encore moins taffer à la RTBF. J'ai plutôt cherché à créer le mien, ma marque, affirmer une plume kamikaze non dénuée de fond et, surtout, bien me marrer. Sous haute influence des Guignols de l'Info et toutes proportions gardées, j'ai donc décidé d'être à Rudy Léonet ce que Brunio Gaccio et Benoît Délepine étaient à Jacques Chirac. Me payer la Macha Méril indie-rock des ondes belges.


La rivalité, c'était avec l'autre journal rock gratuit de cette époque, Mofo, qui pratiquait l'ad hominem moqueur d'une façon que je trouvais très ringarde. Les éditeurs de RifRaf n'étaient pas chauds pour publier de l'humour qui nous mette des gens à dos, comme Mofo, mais moi, j'estimais que torpiller Rudy Léonet, Alexandra Vassen et Bernard Dobbeleer plutôt que les cibles plus évidentes et faciles de Mofo valait le coup, y compris pour enfoncer cette concurrence, et j'y suis donc allé avec la légèreté du panzer roulant à la vodka Red-Bull de ma fin de vingtaine. Et puis, plus tard, j'ai continué ça par intermittence sur mon premier blog, dans Zone 02 et même au Focus-Vif.


Est-ce que c'était malin ? Non. Est-ce que c'était méchant ? Oui. Est-ce que c'était couillon ? Pas toujours. Est-ce que je le referais ? Oui. Est-ce que ça m'a professionnellement flingué ? Pas du tout. Il m'est bien quelques fois revenu que Rudy Léonet me confondait avec JC Poncelet de Radio Campus et l'attendait au tournant et était aussi furieux que l'on publie encore mes conneries en roue libre mais contrairement à d'autres, il ne m'a jamais menacé de procès, de cassage de gueule et n'a même pas été chez un journaliste-procureur-justicier chouiner que je n'étais pas du tout cool, voire même carrément toxique. En fait, je pense qu'il n'a même pas cherché à connaître ma tronche, vu que les rares fois où l'on s'est croisés, dans la même pièce mais sans se parler, il était manifeste que je lui étais complètement inconnu.


Autre question : est-ce que cette trollitude serait aujourd'hui encore appréciée et même permise ? Réponse : non. Le golden age des trolls rigolards publiés dans la presse est révolu. Voici le temps des assassins. A l'époque où je me foutais le plus de Rudy Léonet, il n'y avait pas que les Guignols de l'Info qui donnaient le ton. Les Inrocks étaient eux aussi vachement acides à l'égard de certaines figures culturelles, ainsi que le journal Libération sous la direction de Serge July. Sans même parler des Flamands de Humo et des Anglais de la propagande Brit-Pop, où les Frères Gallagher et Jarvis Cocker, entre autres, balançaient un flot continu d'hilarantes énormités. Remember Dennis The Penis? C'était méchant mais drôle et puis surtout, ça tirait dans le tas. Gauchistes, droitards, centristes mous, divas de la fashion, führers d'open-spaces, débiles divers : no escape ! Comme Le Petit Journal époque Pete Doherty mais en plus trash et beaucoup moins geek. 


Aujourd'hui, presque plus personne ne tire dans le tas. Le temps des assassins est au contraire celui des opérations militantes ciblées, d'un journalisme à la Edwy Plenel, à la Médor. A la Judge Dread : I Am The Law. On ne rigole pas, on dénonce, on condamne. On n'est pas juste cynique, on veut changer le monde. On a des pratiques similaires à celles du Mossad tout en se gargarisant de bienveillance. On en fait des caisses à propos de simples faits divers et on succombe par opportunisme crasseux au fameux « On te croit », pourtant l'antithèse même du premier précepte du journalisme.


Des dossiers de deux pages qui ne devraient concerner que les RH d'une boîte ou éventuellement notre équivalent des prud'hommes deviennent des articles destinés à foutre les accusés au ban de la société. Leur faire perdre leur taf, leur réputation, leurs amis. On utilise la presse et les réseaux sociaux comme caisse de résonance pour « gagner » quand il est à peu près certain de perdre en Justice. Et quand quelqu'un publie encore un article kamikaze et simplement fun à l'ancienne, qui tire dans le tas, comme Libé sur Eddy De Pretto il y a quelques années, ça provoque des indignations surjouées. Parce que rire de la poire d'une tomate, surtout homosexuelle et née dans le Quart-Monde, c'est aujourd'hui perçu comme faisant le jeu de l'extrême-droite. 


Je conchie cet état d'esprit et il me ferme en réalité bien plus de portes que ma grande gueule, des chroniques très anciennes ayant irrité une poignée de melons et les quelques casseroles qu'on a essayé de m'attacher au zigouigoui.


Je trouve nul pratiquement tout ce qu'a fait Rudy Léonet au long de sa carrière. Je n'aime pas les débats à la con auxquels participe Nadia Geerts et son amateurisme au moment de parler à la télévision. Je ne pense pas que Julie Taton et Marc Ysaye aient leurs places en politique. Je n'aime pas beaucoup ce que publie Marcel Sel. Je trouve la pizza de Marie Lecoq un énorme fail en termes de communication politique et j'assume totalement être à la source de la requalification de Margaux De Ré en « Députée-Influenceuse ». Et ne me lancez pas sur Sarah Schlitz et son équipe de Deschiens responsable du "Logogate" ! 


Reste que je pense encore et toujours qu'il est beaucoup plus sain de faire savoir tout ça en rigolant, de préférence avec verve et style, plutôt que de pousser une crotte soi-disant « factuelle » et ensuite se fantasmer poser pour la photo le pied sur le dos de la bête abattue, le shotgun à la main. J'en ai après leurs conneries, pas après leurs vies. J'en ai après leur cirque, pas après leurs ressources. J'en ai après leurs postures publiques, pas après leurs vies privées et leurs moments honteux. Ce temps des assassins est d'ailleurs l'une des seules choses au monde qui ne me fasse pas rire. Du tout. Au point de « soutenir » ouvertement des gens que je n'aurais jamais pensé soutenir, qui sont carrément à l'opposé de ce que je pense être bon et beau. Marcel Sel hier, Rudy Léonet aujourd'hui, Margaux De Ré demain si ça devait se présenter.  C'est dire. 


Petit émoji dégueulis, comme disait l'autre.



2 commentaires:

  1. et bien Serge... si on m'avait dit... j'ai toujours fait semblant de t'ignorer pour te faire chier et pour éviter de devoir te dire en face que tu écris tellement tellement bien...

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    1. Ca ne me fait pas du tout chier d'être ignoré. Je préfère même carrément ça à être probablement encore monitoré 24/7 aujourd'hui suite à ce que je pensais en 2019 (you all know who i'm talking about). Merci pour le compliment quoi qu'il en soit ;)

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