lundi 8 février 2021

SAME AS IT EVER WAS

Naomi : 1/ Nous, enfants des médias, nous étions scandalisés à ce point par les descriptions réductrices des magazines, des livres et de la télévision, que nous étions convaincus que si ces images stéréotypées et ce langage biaisé changeaient, la réalité suivrait. Nous pensions trouver le salut dans la réforme de MTV, de CNN et de Calvin Klein. Et pourquoi pas ? Puisque les médias semblaient être à la source d'un si grand nombre de nos problèmes, si nous pouvions seulement les « subvertir » pour qu'ils nous représentent mieux, peut-être pourraient-ils nous sauver. Grâce à de meilleurs miroirs collectifs, notre estime de nous-mêmes allait augmenter, et les préjugés s'effondrer par magie, car la société soudain inspirée pourrait vivre à la mesure du beau et noble reflet que nous aurions fait surgir en retouchant son image (...) Plus nous donnions d'importance aux questions de représentation, plus elles semblaient vouloir acquérir un rôle central dans nos vies – peut-être parce que faute d'objectifs politiques plus tangibles, tout mouvement de lutte pour obtenir des miroirs sociaux plus satisfaisants finirait inévitablement par être victime de son propre narcissisme.


2/ Le rédacteur en chef du magazine New York, John Taylor, comparait ma génération d'activistes de campus aux membres d'une secte, aux Jeunesses hitlériennes et aux fondamentalistes chrétiens. Si grande était la menace que nous étions censés représenter que George Bush prit même la peine d'avertir la planète que la political correctness « remplaçait les anciens préjugés par de nouveaux » (...) Les réactions brutales qu'inspira la politique identitaire réussirent assez bien à nous masquer le fait qu'un grand nombre de nos exigences quant à une meilleure représentation étaient en revanche rapidement satisfaites par les spécialistes en marketing, les médias et les producteurs de pop culture – mais peut-être pas pour les raisons que nous avions espérées (...) Nous découvrîmes alors que nos ennemis jurés du « courant dominant » - pour nous, un monolithe géant aux contours flous, situé à l'extérieur de nos enclaves universitaires - loin de nous craindre, nous trouvaient au contraire un certain intérêt. A mesure que nous cherchions de nouvelles sources d'images d'avant-garde, l'importance que nous accordions aux identités sexuelles et raciales extrêmes engendrait de magnifiques stratégies de contenu associé à des marques, et du marketing associé à des créneaux. Les marques semblaient nous dire : de la diversité, tu en voulais, en voilà.


3/ Dès 1993, les articles sur l'apocalypse universitaire furent remplacés par d'autres sur la vague des féministes pro-sexe dans Esquire et du « chic lesbien » dans New York et Newsweek. Ce changement d'attitude ne fut pas le résultat d'une conversion politique massive, mais de froids calculs économiques. Selon Rocking The Ages, un livre produit en 1997 par Yankelovich Partners, un grand cabinet américain de recherche sur la consommation, la « diversité » a été le « définisseur idéologique » de la génération X, par opposition à « l'individualité » pour les boomers et au « devoir » pour leurs parents (…) Naquirent également des marques destinées aux gays, comme la Pride Beer et la Wave Water, dont le slogan était « nous collons des étiquettes aux bouteilles, pas sur les gens » et la communauté gay eut droit à ses propres chasseurs de cool – des spécialistes en recherches de marque qui couraient les bars gays avec des caméras cachées. Entretemps, Gap remplissait ses pubs de toutes les couleurs de peaux, avec des mannequins aux allures d'enfants. (...) Nike réalisa également que les groupes prétendument opprimés étaient déjà des créneaux tout désignés : lancez-leur quelques clichés gauchistes et hop ! Vous n'êtes plus seulement un produit, mais un allié dans la lutte.


4/ C'est tout ? Toutes nos protestations et nos théories supposément subversives n'auront-elles servi qu'à fournir un contenu magnifique aux industries culturelles, une imagerie style de vie fraîche et jeune à la nouvelle campagne Levis, « What's True » (Ce qu'il y a de vrai) et des ventes records alimentées par le Girl Power à l'industrie musicale ? Autrement dit, pourquoi nos idées sur la rébellion politique ont-elles si bien glissé sur le courant lisse du business as usual ? (…) Embaucher plus de femmes ou soigneusement passer au crible les énoncés d'une campagne publicitaire était un moindre prix à payer pour l'immense part de marché promise par la diversité. (…) Le marché s'est emparé du multiculturalisme et de l'androgynie aussi bien que de la culture jeunesse en général : non seulement comme d'un créneau mais comme d'un nouveau gisement d'imagerie carnavalesque (…) « Cette révolution, écrivait le critique culturel Richard Goldstein dans The Village Voice, a sauvé le capitalisme. »


Serge : Et Naomi Klein de conclure, dans No Logo, en 2000 (traduction française (et plutôt foireuse) de Michel Saint-Germain en 2002 chez Babel) qu'une des grandes erreurs des activistes identitaires de cette époque, le début des années 90 donc, a été de zapper complètement le problème majeur de la répartition des richesses de leurs centres d'intérêts, d'études et de revendications. Same as it ever was !

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