mercredi 24 janvier 2024

LE JOURNAL DU QUINCADO (33) : VIRGINIE DESPENTES & EL REY PROCRASTINATOR

Janvier 2024 - Je n'avais aucune idée dans quoi je m'embarquais en entamant la lecture de Cher Connard de Virginie Despentes. Je savais juste que c'était un roman épistolaire ; pas du tout qu'il mettait en scène un type lynché sur Internet suite à des accusations de harcèlement, ni qu'une partie de « l'action » se déroulait durant les confinements Covid du printemps 2020. Je l'aurais su, je ne l'aurais d'ailleurs probablement pas lu. Quoi de plus emmerdant et inintéressant en effet que les romans et les articles s'intéressant aux gens qui s'insultent et s'engueulent sur Internet ? Les romans et les articles parlant du confinement Covid de 2020, pardi ! Nous sommes bien d'accord !


Il se fait que 345 pages plus tard, j'ai en réalité adoré ce livre. Chef d'oeuvre, 10/10. Pour moi, carrément le meilleur Despentes. Le plus émouvant, le plus drôle, le moins con. Le seul bon, haha. Enfin, elle réussit à finir un truc sans le foirer...


Alors, d'accord, le dispositif narratif est bidon. Complètement. Despentes imagine des échanges de textos et de mails entre un écrivain connu metooïsé et une actrice grande gueule qui n'est pas sans rappeler Béatrice Dalle mais de un, les gens ne se parlent pas comme ça via textos et mails, jamais, et de deux, il n'y a pour ainsi dire aucune différence de style, de point de vue, ni même de culture entre le type et la femme. Tout le monde dans ce bouquin parle et pense comme Despentes, aime le rap à la con que kiffe Despentes et connaît et admire cette grosse conne de Lydia Lunch comme Despentes connaît et admire cette grosse conne de Lydia Lunch.


Il se fait que j'ai deejayé après deux concerts de Lydia Lunch. L'un à Bruxelles, l'autre à Arlon. J'ai jadis lu des livres de Lydia Lunch, dont j'ai complètement oublié le contenu et le style. J'aime bien l'album Shotgun Wedding qu'elle a sorti avec Rowland S. Howard mais je n'ai jamais vraiment cherché à en écouter d'autres. Je n'ai rien contre Lydia Lunch, je ne lui ai même jamais vraiment parlé, sauf peut-être pour lui dire « sorry, nobody knows any dealer here... », mais je peux dire que backstage, en connaissance de cause donc, cette vieille cokehead tient beaucoup plus du pathétique chameau que de l'héroïne féministe post-punk.


Et bien, rien qu'une nuance du genre à propos de Lydia Lunch dans le bouquin aurait pu rendre un personnage, peu importe lequel, beaucoup plus crédible. Parce que non, nous ne vivons pas dans un monde où Lydia Lunch est une sorte de Jésus féministe connue et admirée de toutes et tous. Ca, c'est juste dans la tête de Virginie Despentes.


On s'en fout, cela dit. Le plaisir dans ce bouquin est ailleurs que dans la crédibilité. Il y a du kilomètre de punchlines souvent marrantes, régulièrement pertinentes, des passages émouvants, ou même carrément géniaux, comme la scène de la podcasteuse un peu trop intrusive en Allemagne qui remet pas mal en perspective l'idée de harcèlement moderne.


Il y a surtout une vision assez juste de l'addiction à la picole, aux drogues et à Internet.


J'ai souvent dit que je trouvais que Despentes avait sur l'époque et la société de bonnes intuitions mais n'était que rarement capable de les développer correctement sur la longueur. Or, cette nature épistolaire forcément fracassée et fragmentaire de Cher Connard lui permet de passer d'un sujet à l'autre sans trop risquer de s'embourber. Pas besoin de s'épancher des pages et des pages sur la dystopie abominable des pass vaccinaux, par exemple. Un simple « à quel moment de l'Histoire me suis-je intéressée à la situation vaccinale de mes amis?» est beaucoup plus définitif pour rappeler à quel point tout cela fut minable.


Je ne serais pas étonné qu'une grosse partie du roman découle en fait d'un journal tenu par Despentes durant le confinement. Il n'est cela dit jamais certain que les opinions de ses personnages soient vraiment les siennes. C'est que ça vanne sévère, y compris et surtout à l'égard des néo-féministes dont Despentes est pourtant une gouroute. Mais pas que, évidemment. Despentes, née en 1969, est aussi une digne représentante de la Génération X. Elle a ce point vue désabusé mais toutefois amusé sur les choses. L'auto-dérision permanente. Le nihilisme tranquillou, ironique. L'incapacité totale à se sentir à sa place où que ce soit. « Etre une déception sur tous les plans », écrit-elle, moins pour chouiner que faire marrer. « S'avouer vaincu, s'avouer failli ». Or, être né en 1969, c'est aussi passer cette année le cap des 55 ans. Autrement dit, devenir non seulement VRAIMENT mais surtout OFFICIELLEMENT vieux.


Cher Connard, entre beaucoup d'autres choses, c'est ça aussi : un bouquin parlant de gens qui ne se reconnaissent ni dans les vieux encore plus vieux qu'eux – les baby boomers, nos parents -, ni dans les jeunes – les Millenials, les Z, tous ces tarés nés dans le digital qui font très peur. Un bouquin qui parle de quinquas qui ont encore la capacité physique et mentale, ainsi que l'envie, de faire des conneries mais se rendent bien compte que l'on est passé dans un monde, surtout depuis le Covid, où les conneries ne sont plus du tout acceptées.


« Plus personne n'est en faveur de la provocation. Maintenant tout le monde veut être bien vu. Tout le monde veut être un bon élève. Le fameux débilos au fond de la classe, assis à côté du radiateur, qui dit des conneries pour le plaisir de foutre le bordel, n'est plus une figure populaire. Le cancre de Prévert peut aller se rhabiller – vous ne reconnaissez que le langage de l'entreprise. Sérieux, responsable, du côté de la dignité et du plus gros chiffre.», fait dire Despentes à son clone de Béatrice Dalle.


Ou encore :


« Je viens des années 80 – on se construit toujours dans la décennie dans laquelle on a eu vingt ans – et je peux te dire que c'était la détente la plus totale, à l'époque. Dès que tu avais fomenté une théorie à la con, tu te dépêchais de monter sur une chaise pour la déclamer à voix haute et il y avait toujours quelqu'un dans l'audience pour trouver ça intéressant. C'était la logique inverse des réseaux sociaux : plus c'était minoritaire, plus ça semblait important. On n'était pas à la pêche aux likes. C'était le contraire : on tenait à être haïs par les cons. »


C'est ce qui m'a principalement parlé et touché dans ce bouquin : que ses personnages mais aussi Virginie Despentes, en toute probabilité, soient bien conscients de faire partie d'une génération paumée dans un monde leur étant désormais non plus simplement indifférent mais carrément hostile. Or, la Gen X n'a jamais cherché à prendre le pouvoir, ni à se battre, encore moins à changer les choses. Son idéal est de se défoncer en déblatérant des conneries en attendant la mort. Dans la savane, ce seraient des zèbres, certainement pas des lions. Or, il y a soudainement beaucoup de fauves sur la plaine. Et ils ont faim !


Tout cela dit, le plus marrant pour moi, c'est que Cher Connard me donne surtout envie d'écrire. Comme je disais au début de ce post - très sincèrement quoi que l'on puisse en penser -, je n'ai jamais vraiment compris en quoi des articles et des bouquins sur des gens qui s'engueulent sur Internet pouvaient présenter un quelconque intérêt. Le cyberharcèlement n'est pas un fléau moderne, c'est un étrange marronnier journalistique, l'étage encore en-dessous du chien écrasé. Franchement, ça intéresse qui, des meufs qui se font insulter sur Facebook ? Il ne se passe rien de plus intéressant dans le monde en ce moment, les Albert Londres 2.0 ? Despentes a la réponse à ça : ça intéresse les fauves. Pas les zèbres.


Pif paf pouf, 2024, un an et demi après la sortie du livre, voilà donc que Despentes me prouve que l'on peut écrire sur le harcèlement via Internet non seulement quelque-chose présentant de l'intérêt mais quelque chose qui prend surtout une hauteur folle par rapport au sujet et évite tous les pièges du militantisme gnangnan, le trip neuneu « On te Croit », le victimisme et toutes ces conneries. Dans Cher Connard, la frontière est floue entre coupables et victimes, qui sont de toutes façons de simples produits de l'environnement culturel. Voilà qui est carrément empouvoirant, comme aiment dire les Chères Connasses. Voilà qui donne même carrément l'envie d'en écrire un autre. A soi.


Alors, je voudrais ça rigolo, percutant, revanchard et carnassier. Je ne voudrais pas que ça rétablisse des vérités ou des réputations, ça, j'en ai rien à branler. Mais je voudrais que ça fasse rire les uns et avaler de travers les autres. Rendre la popularité au fameux débilos au fond de la classe, assis à côté du radiateur. Me faire haïr des cons mais amuser et faire réfléchir les autres. Je n'ai encore ni pitch, ni angle, ni ton, ni personnages mais ce n'est pas vraiment comme si la matière et les notes me manquaient, hein. Haha.


Le truc qui vous épargnera, c'est que je suis El Rey Procrastinator. Je suis moins quelqu'un inspiré par Despentes que quelqu'un qui pourrait inspirer Despentes. La caricature ambulante du Gen X, 55 ans en octobre, bien parti pour devenir « un vieux qui s'encanaille ». Autant dire que si on me dégotte trois comparses avec qui ricaner du monde en tapant deux grammes et cinq boutanches, même de Retsina, je ne l'écrirai jamais ce bouquin. 


Tant mieux, non ?



5 commentaires:

  1. Mais non pas tant mieux !

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  2. J'aurai 55 ans en juin .. C'est vous dire !

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  3. Merci pour ce blog ! Et pourquoi pas un livre qui soit un recueil type « journal de bord du quinquado » avec des thèmes éclairés par vos futures et anciennes sorties blogues sues ou journalistiques ?

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    1. La dernière fois que ça a été fait, il s'en serait vendu 11 :-D https://www.babelio.com/livres/Coosemans-Sortie-de-route/716677

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